L’unique patrie, étranger,
c’est le monde que nous habitons.
Un seul et même chaos a produit tous les mortels.
Méléagre de Gadara, épigramme 417, 1e siècle avant E.C.
J’ai vu les mécaniques. Ce sont des coquilles. C’est l’étendue enroulée, et qui se meut.
Or, tu sais que l’étendue n’a point d’intérieur : elle n’a donc rien à perdre. Elle ne peut pas se blesser comme la silhouette, mais seulement se dérouler. Aussi, elle a refoulé la
silhouette, peureuse, elle, en se blessant, de perdre l’intérieur qu’elle contient.
Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë, 1961.
Les graines de semence ne doivent pas être moulues
Puisque Assoukrou Aké a placé son exposition sous la figure tutélaire de Käthe Kollwitz comme on s’en remet à la protection d’une ancêtre aussi réelle que mythique, on pourrait commencer par là. La phrase qui donne son titre à l’exposition est une citation de la graveuse allemande, qui consacra son œuvre extraordinaire à représenter celles et ceux qu’on ne montre pas : les gens de peu, les gens de rien, écrasés par la domination, piétinés par la guerre, torturés par la faim, et leur force aussi, la dignité de leur révolte, la vérité de leur amour.
Ce titre d’exposition est un portail. Le portail par lequel Käthe Kollwitz sort de scène, puisque c’est le titre de sa dernière lithographie. Après avoir vu mourir son fils dans la boucherie de la Première guerre mondiale, Kollwitz eut à vivre la mort de son petit-fils dans les horreurs de la Seconde. Des morts intimes qui portèrent son engagement acharné contre les tueries et contre les tueurs. Les graines de semence ne doivent pas être moulues. On ne construit pas un monde sur le cadavre de ses enfants. Ces cathédrales d’ossements, avant de les bâtir dans ses propres champs de blé, l’Europe les avaient semé à tous les vents des colonies.
Ce titre d’exposition est un portail. Le portail par lequel Assoukrou Aké nous fait entrer dans son théâtre d’ombre et de lumière. Comme Kollwitz avant lui, c’est en griffant, en grattant, en retranchant de la matière qu’il fait jaillir la nervure des corps et des choses. Enlever, c’est le geste premier de la corporation des graveurs. Enlever pour révéler. Et tout ce qui n’a pas été ôté reste dans l’ombre. Pure surface. Pleine étendue. Sans profondeur.
Les visages en spirale des figures anonymes qui peuplent l’œuvre d’Assoukrou Aké sont fait de cernes, celles des arbres du vivant, de l’épaisseur que donne le temps. Pendant quatre cents ans, l’Europe s’est employée à détruire progressivement l’Afrique avant de pouvoir la coloniser de plein pied. Pour cela, comme l’écrit Mamadou Diouf, il a falluexpulser l’Afrique de sa propre histoire. Annihiler l’épaisseur de son temps. Détruire sa profondeur. En faire une pure surface. Une pleine étendue lacérée de blessures — il faut bien que l’Europe fore la terre, les corps et les esprits. Une pleine étendue enroulée et devenue coquille, d’autant plus facile à briser qu’on a fini de la vider.
Que la colonisation ait été une longue parenthèse ou une lente hybridation, que l’on préfère jouer cette partie d’échecs avec les pièces d’Ade Ajayi ou avec celles de Valentin Mudimbe, reste que sur son passage, elle a brisé les vases. Dans le temps d’après, un temps qui n’en finit décidément plus, il faut rapiécer les déchirures des lieux et des corps, retracer les cernes d’arbre, retrouver les chemins profonds de cette « conscience africaine qui mêle le sacré et le profane » dont nous parle Assoukrou Aké. Et réparer n’est pas oublier. Et retracer n’est pas se soumettre au mausolée du passé. Et retrouver n’est pas cesser de marcher. C’est inventer le présent.
À propos de l’histoire des Antilles, le poète Derek Walcott écrivait ceci : « Brisez un vase, et l’amour qui rassemble les fragments est plus fort que l'amour qui prenait sa symétrie pour acquise lorsqu'il était entier. La colle qui réunit les morceaux est le scellement de sa forme d'origine. C'est un tel amour qui rassemble nos fragments africains et asiatiques, nos précieux héritages fissurés dont la restauration montre ses blanches cicatrices. » Toute ressemblance avec l’œuvre d’Assoukrou Aké n’est aucunement fortuite. Des fragments rassemblés. De blanches cicatrices. La restauration de ce qui a été cassé. Que le vase recollé puisse à nouveau se remplir de toute son intériorité.
Chez Walcott comme dans l’art japonais du kintsugi, où sont réparées à la laque dorée les céramiques brisées, c’est la colle qui donne forme et sens à l’ensemble. C’est elle que l’on contemple. La cicatrice qui marque à la fois la surface et la profondeur. La cicatrice qui fait tenir ensemble les fragments du temps. La rainure est une écriture.
Dans la tradition juive, ce n’est pas l’histoire qui brise les vases. C’est la condition même de l’existence. Le morcellement est une étape de la formation du monde que la cabale appelle la « brisure des vases ». La lumière de la création est fragmentée et enfermée dans des « coquilles » qui font obstacle à la connaissance. Cet éclatement exige le tikkun olam, la réparation du monde. Réparer le monde, c’est capturer les étincelles dans les débris qui nous entourent et que nous sommes. Et toujours selon la cabale, c’est cette réparation qui donne naissance aux visages.
Et on revient à l’art de la gravure. Dans les pelures de la matière, dans les griffures de l’image, dans les substances brisés, on saisira des étincelles. Aucune n’est semblable à une autre, mais toutes participent de la même lumière. Ces étincelles sont des lettres, qui écrivent le texte du monde. Et Walter Benjamin nous apprend qu’après avoir saisi les étincelles, la tâche de l’artiste est de les redonner en tant que « fragments d’une seule et même langue, plus grande, débris d’un seul et même vase. »
Avec patience, avec méticulosité, comme un orfèvre à l’atelier, Assoukrou Aké répare les brisures en les montrant. Et de fait, dans ce monde que nous habitons, ce seul et même chaos, il se donne une tâche des plus fondamentales : laisser renaître les visages.
Jean-Baptiste Naudy,
Paris, le 24 août 2023