Au-delà du jardin, il y a la mer : Elladj Lincy Deloumeaux - Abidjan

3 Octobre - 28 Décembre 2024 ABIDJAN
Je perçois - de façon très personnelle - le travail d’Elladj comme étant une proposition d'interrogation contemporaine des corps. Nous ne sommes pas dans une revalorisation du patrimoine historique visuel, mais plutôt dans une proposition de création d'imagerie douce. Cette douce lutte me fait penser aux mots d’Edouard Glissant: “Là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus et au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire,  par  un  infini  éclatement  et  une  répétition  à  l’infini  des  thèmes  du  métissage,  du multilinguisme, de la créolisation.
 
Dans le cadre de son exposition intitulée Au-delà du jardin, il y a la mer, à la Galerie Cécile Fakhoury du 5 octobre au 28 décembre 2024, je partage avec vous les bribes de deux discussions téléphoniques enregistrées, entre Bassam et Bâle, les mardi 22 août 2023 et jeudi 12 septembre 2024. 
 
Ange-Frédéric Koffi : Tu as déjà un titre en tête ? 
 
Elladj Lincy Deloumeaux : Oui, Au- delà du jardin, il y a la mer. Je ne voulais pas un titre frontal. En parlant de l'au-delà, j’invite vraiment le regardeur à dépasser brièvement le jardin comme un passage, un parcours, une déambulation que l’on retrouve dans la scénographie. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a cette femme assise sur une chaise Akan devant cette fenêtre qui nous accueille, la tête tournée vers la droite dans le sens de l’exposition. Le rideau de bois ornant l'œuvre figure comme une introduction où l’on est invité à ouvrir ou à découvrir. “Brièvement “, oui car c’est aussi mon histoire. Je vais d’un territoire à un autre. Je ne veux pas faire une expo entièrement sur le jardin ou même la mer. Je préfère, en plus du côté visuel, l’idée d’une métaphore. On retrouve également ces scènes de fenêtres d’une toile à une autre, d’un territoire à un autre. Le lieu est aussi important dans ces différentes peintures, j’évoque, à la fois, Morne à l’eau en Guadeloupe (commune où j’ai grandi), Dakar, les villes côtières ou même anciennement portuaires comme Grand-Bassam entourée par l'Océan atlantique. Ces différents espaces sont mes lieux de résidence, ceux dans lesquels  j’ai vécu, il s’agit de mes “chez-moi”, des lieux de rencontre, de création, “mon jardin secret” ou intime. C’est là où j’y ai fait des rencontres marquantes pour mon parcours. 
 
AFK  : Mais au fond, pourquoi peindre Elladj ?
 
ELD : Pourquoi ? Pour moi, c’est une question de verbe. Par verbe, j’entends les mots, les situations et actions qui nous accompagnent tout au long de notre vie. Je suis sensible au verbe “guérir”, mais c’est surtout le verbe “créer” qui s’impose à moi, avec une force primordiale. Il précède toute chose et annonce un avant-propos. D’abord, comme tu le sais, je réalise un parcours scientifique en biologie médicale, puis, dans la qualité et la sécurité agroalimentaire. Pendant un an, j’ai travaillé en tant que qualiticien, explorant les liens entre les mondes visibles et invisibles qui nous entourent, à des échelles macro ou microscopiques. Petit à petit, l’art s’est imposé à moi ; comment traduire un texte écrit dans un autre univers ? C'est une belle façon de travailler sur une feuille. J’ai donc commencé par le dessin, la performance, la photographie et l’installation mais c’est vraiment avec la peinture que j’ai trouvé mon médium de prédilection. Chaque toile, chaque coup de pinceau est comme une page qui se dévoile, révélant un chapitre de notre compréhension du monde. En effet, la peinture me permet d’interpréter ma perception de l’univers, d’explorer mais également de remettre en question la réalité, de m'exprimer au travers d'expériences personnelles comme collectives.
 
AFK : Il y a dans tes peintures des renvois habiles à l’histoire du domestique. Tes différents clins d'œil historiques sont dus à ton apprentissage aux Beaux-arts de Paris, et à l'histoire de l’école ?
 
ELD : Aux Beaux-arts, j’ai baigné dans les références culturelles et dans l’histoire de l’art occidentale. En parallèle, je m'intéresse de mon côté aux références, histoire de l’art et spiritualités africaines et de ses diasporas. Mon processus est à la fois une démarche de documentation, de connexion et d'expérimentation; je travaille souvent avec des images matrimoniales, des objets trouvés ou qui m’ont été légués par ma famille comme la dentelle dans la série de napperons (2024). Ces objets tissent le lien entre différentes générations et territoires. Au sein de mes toiles, il y a ce mélange constant de références. Elles se croisent et fusionnent pour créer quelque chose d’unique. Ce processus peut être défini par celui de la créolisation d'Edouard Glissant. 
J’ai collaboré avec ma sœur Orlane (architecte d’intérieur et designer mobilier) sur un ensemble de mobiliers d’exposition modulables et artisanaux tel que le paravent avec des toiles pivotant en rotin, le panneau coulissant en rotin et sur l’ensemble de la scénographie. Nous avons fait appel au savoir-faire traditionnel des artisans de Grand-Bassam. Les matériaux utilisés comme le rotin ou le bois sont originaires de l’Afrique de l'Ouest. Travailler avec des artisans et des matériaux locaux est important pour moi, cela me permet de créer des liens avec la scène locale mais aussi de développer de nouvelles techniques et compétences ainsi que découvrir les traditions et valeurs de la région. J'essaye avant tout de ne pas m'enfermer ! En fait, ma compréhension du monde me pousse à découvrir et à expérimenter. C'est d'ailleurs pour cela que je commence à explorer de nouvelles formes de collaboration. Que ce soit avec ma sœur, des artisans, des artistes tel que toi d’ailleurs ou le photographe Nuits Balnéaires. Mon travail est composé, un peu à l’image de la créolisation, de différentes références culturelles qui se nourrissent entre elles.
 
AFK : Pour l’exposition que tu présentes cet automne à la galerie, la mise en scène de tes peintures est un élément important. Tu peux m’expliquer pourquoi la scénographie est devenue une partie très importante de ton processus de production ?
 
ELD : Comme pour mon exposition précédente à Art Basel ou encore celle à venir à pour la Biennale de Dakar, la mise en exposition fait partie de mon processus de création. Maintenant que je suis installé en Côte d’Ivoire et que j’ai tout un espace dédié, j’ai voulu pousser la scénographie plus loin. L’idée première était celle des villages vernaculaires, avec leurs compositions en forme de fractales et circulaires. Ayant grandi principalement en occident, j’ai voulu réinterpréter le “white cube”. Lors de mes derniers voyages en Afrique (Maroc, Cameroun, Rwanda), j’ai été très inspiré par les architectures traditionnelles et par leurs significations différentes significations sacrée, spirituelle, culturelle ou encore communautaire. 
Le parcours en spirale de la scénographie, représente l’infini et l’interconnexion. Les habitations ou encore les maisons sont disposées en cercle autour d'un espace central, souvent un lieu de rassemblement ou un sanctuaire que l’on retrouve dans le dôme.
 
AFK : Quelle a été ton intention pour cette exposition ?
 
ELD : À travers une fenêtre et au-delà, dans chacune de ces toiles, il y a la mer. Pour moi, la mer est un lieu de rencontre, elle fait la connexion entre différents territoires. Chez nous au Antilles, il y a également le concept de “jardin créole” qui reflète une combinaison unique de cultures et d'influences, résultant de la rencontre entre les traditions africaines, européennes, natives américaines et asiatiques. Cette exposition est une réflexion sur l’architecture mentale que chacun peut se construire en regard de ses souvenirs, émotions et vécus. À l’image d’un voyage introspectif, au-delà du jardin intime, je souhaite emmener les spectateurs vers cet horizon vaste et infini  de la mer, où les identités se dissolvent et se réinventent. Le temps d’une déambulation, un dialogue se forme entre passé, présent, l’ici et l’ailleurs.