A l'orée de l'indépendance, la Côte d'Ivoire connaît un essor économique sans précédent communément nommé, le Miracle ivoirien. Nombreux sont les jeunes ruraux (Malinkés du Nord) ou originaires des pays de la sous-région (Guinée, Niger, Ghana…) qui, plein d'espoirs et en proie à de nouvelles aventures, migrent vers Abidjan, la toute neuve capitale économique, dans l'optique de trouver du travail, une stabilité financière et un avenir meilleur.
Cette utopie prend son point d'ancrage dans les communes de Treichville et d'Adjamé. Ensemble, ces jeunes se regroupent et forment des associations d'entraide, les Goumbés. Structurées, codifiées et hiérarchisées, ces associations, véritable jeu de passation entre la tradition et la modernité, proposent diverses activités de fédération communautaire.
À travers Goumbé, Carl-Edouard Keïta nous plonge dans l'histoire de ces communautés et propose une réflexion sur les migrations régionales et leur impact sur l'écriture de la société contemporaine ivoirienne.
Les premières associations de Goumbé font leur apparition dès les années 1940 et l'on situe leur apogée dans les années 1960, décennie ecrin des indépendances africaines. Le chant et la danse y occupent une place centrale, à force de répétition soutenue et d'un travail acharné, les prouesses chorégraphiques des membres et le magnétisme des chants provoquent attroupements de badauds et moments de convivialité lors des prestations qui se tiennent chaque samedi soir.
Le son prégnant et omniprésent est occasionné par le tambour jazz. Tambour carré à la percussion militaire, il est le symbole du brassage culturel, des migrations et re-migrations du fait de sa présence des deux côtés de l'Atlantique - on le retrouve notamment en Jamaïque, au Bénin, au Ghana, en Sierra Leone et en Côte d'Ivoire. Tel un chaperon, il accompagne les performances des jeunes danseurs sacrées à l'issue de leur performance, roi et reine du Goumbé.
Carl-Edouard Keïta, en véritable conteur pictural, se réapproprie ces présentations et rend hommage à ces vedettes populaires dont l'ethno-réalisateur Jean Rouch dans bon nombre de ses films parmi lesquels ; "Moi, un noir - 1958"; "La pyramide humaine - 1961" et "La Goumbé des Jeunes Noceurs - 1964", « tente de capter ces mouvements fulgurants, d'une rapidité folle, des danseurs parmi les meilleurs » selon lui et nous permet d'entrevoir une infime partie de leur quotidien.
Dans La Goumbé des Jeunes Noceurs, Jean Rouch nous présente Nathalie, une jeune femme discrète mais dont la présence est essentielle au succès du groupe, mère de famille le jour et magicienne du mouvement la nuit. Source d'inspiration, des chansons à sa gloire sont inventées tous les mois, signe de ses intarissables exploits. Carl-Edouard choisit de la représenter avec son enfant dans un jeu d'ombre intrigant comme pour signifier le peu d'informations dont nous bénéficions sur son devenir.
Se rencontrent également, dans l'espace d'exposition, la figure de Gary Cooper, le plus grand danseur Goumbé de sa génération ou encore de la diva mandingue Diécoumba ; chanteuse phare des soirées treichevilloises. Les émotions suscitées par leurs performances généreuses et insouciantes prennent tous leurs sens sous le pinceau de Keïta. Les personnages peints ne sont pas statiques, mais semblent animés dans un rythme et avec des rondeurs similaires aux mouvements chorégraphiques circulaires de la danse Goumbé.
A la croisée des références cinématographiques, musicales et chorégraphiques, ce nouveau corpus d'oeuvres est aussi marqué par l'ajout d'un arrière plan à la gamme chromatique plus chaude, plus puissante qui oscille entre le bleu, le jaune, le violet ou encore le vert s'entremêlant et conversant dans une composition graphique savamment maitrisée par Keïta.
Cette première exposition personnelle à Abidjan marque le retour du peintre en Côte d'Ivoire après plus de dix ans à New York. À cette occasion, Carl-Edouard Keïta s'est replongé dans ses archives familiales pour offrir au spectateur une représentation sensible des membres de sa famille en regard des évolutions à la fois esthétiques et sociales qu'ont connu la Côte d'Ivoire. Ces croquis, tous uniques, sont présentés dans une table sous vitre comme pour souligner et figer le précieux de ces portraits et de leur charge historique singulière.
Six sculptures coulées chez les bronziers de la ville historique de Grand-Bassam viennent orner le propos de l'artiste et mettre en lumière l'hybridité de la période de l'indépendance. Les femmes ivoiriennes naviguent entre coiffures traditionnelles sophistiquées et coiffures contemporaines occidentales de l'époque yéyé. La complexité de cette hybridité est visible dans le cinéma du réalisateur ivoirien Désiré Ecaré (cf "Visages de femmes - 1985"), source d'inspiration principale des sculptures. À cette période également, les magazines nationaux (Ivoire Dimanche, Fraternité Matin, Avoura) mais aussi français (Salut les copains) sont la boussole des tendances pour cette jeunesse qui fait alors face à « Deux mondes qui se chevauchent en elle » comme a pu l'évoquer le réalisateur Timité Bassori lors de sa rencontre avec l'artiste.
Restitution de l'histoire contemporaine ivoirienne dans sa subtilité, sa complexité et son métissage, l'exposition s'inscrit comme un parcours témoin de l'univers Goumbé, danse de l'exil, aujourd'hui presque disparue bien que les chants et les danses subsistent sous d'autres formes dans les communautés Malinkés. Cette exposition à Abidjan est aussi l'occasion pour Carl Édouard Keïta de prolonger sa mise en lumière artistique des histoires diasporiques dans leur singularité ; il nous offre ainsi des portraits majeurs dans une volonté de transmission, de passation absolue.
Texte : Nora Diaby
Références
Jean Rouch / Films et Phonogrammes - Andréa Paganini - Les Editions de l'oeil 2017
Conversation Timité Bassori / Carl-Edouard Keita / Marie- Hélène Tusiama - août 2024