La Galerie Cécile Fakhoury a le plaisir de vous présenter Paraboles d’un règne sauvage, la première exposition personnelle de l’artiste sénégalais Serigne Ibrahima Dieye.
La pénombre d’un long couloir, passage obligé pour entrer dans l’exposition, nous enveloppe. Des formes, des mots - rouges - se lisent, résonnent. Dans ce couloir, un sentiment de confinement prend au corps. Le malaise, aussi, de ne pas connaître avec certitude l’issue. L’installation L’arme à gauche (2020) est un sas, une zone tampon dont le fonctionnement est en tout point similaire à n’importe quel autre sas et zone tampon de notre monde contemporain, celui d’une banque, d’un aéroport, d’un hôpital. Leurs fonctions sont de faire comprendre – sentir aussi, au plus profond de nous-mêmes – que nous entrons dans un territoire particulier dont les règles ne nous appartiennent pas et auxquelles nous devons nous soumettre. De juger ensuite de l’éligibilité de chacun à entrer dans ce territoire selon plusieurs critères : êtes-vous de la bonne nationalité, avez-vous suffisamment d’argent, n’êtes-vous pas malade.
Au mur, Serigne Ibrahima Dieye a inscrit les noms de ceux qui ne sont jamais arrivés au bout. Amos, Aïcha, Delphine, des prénoms qui évoquent des temporalités, des géographies, des cultures diverses ; aucune n’est épargnée. Ces noms nous rappellent l’arbitraire implacable du système global. Alors, traverser l’installation de bout en bout est un accord de principe qui revient à accepter les termes de l’exposition tels que définis par l’artiste. À la sortie du couloir, l’installation se prolonge comme une mise en garde : des têtes suspendues se sont délestées de leurs attributs religieux tombés en vrac au sol. Simulacres de pendaison, nous sommes tous identiques dans la mort qui nous rattrapera sans distinction, plus vite peut- être si vous choisissez dans ce monde la dissidence.
Ici, il ne faut pas espérer entrer dans une bulle pacifiée par l’art et le beau, ni trouver une solution. À chaque œuvre, Serigne Ibrahima Dieye convoque le chaos du monde comme matière de création et choisit de nous en narrer les fables les plus sombres. Paraboles d’un règne sauvage est un conte plastique dystopique.
Dans chaque œuvre, lieux et personnages sont esquissés sans être jamais nommés. Ils n’en demeurent pas moins familiers à qui les regarde attentivement. Serigne Ibrahima Dieye puise autant ses sujets que ses formes dans l’actualité. La composition des scènes de ses peintures et dessins pourrait être celle de photographies de presse prises dans des zones de guerre, des frontières disputées, des camps de réfugiés; images de malheurs géopolitiques contemporains auxquelles on s’est douloureusement habitué.
Pourtant, la figure humaine est presque entièrement absente des œuvres de Dieye. Quand elle est figurée, c’est sous la forme de crânes, revenants d’outre-tombe marqués par l’échec. À la place, défile au mur un carnaval sombre de figures anthropomorphes, corps d’humain à tête d’animal, crâne d’oiseau, mouton et petit rongeur, attributs macabres exhibés sans gêne et affairés à la seule tâche qu’il leur soit possible de faire : celle d’annihiler le corps de l’autre comme l’a été le leur. Bien sûr, personne n’est dupe : le recours à la figure animale de Dieye est une mise en abîme radicale. Il ne s’agit plus simplement pour l’artiste de prétexter prendre les caractères sauvages des animaux pour dire la brutalité de l’homme. Au contraire, en choisissant des figures d’animaux qui n’ont rien à voir avec la situation dépeinte, Dieye met en lumière l’inextricable vanité humaine qui cherche par tous les moyens à se justifier.
Alors, comme une image subliminale qui jaillirait de la contemplation successive des oeuvres de Serigne Ibrahima Dieye, apparait en filigrane la silhouette d’un monstre à plusieurs têtes créé par la démesure des hommes. Ce monstre se nomme Neo-capitalisme. Corruption. Guerre. Exploitation des ressources. Exploitation des hommes. Xénophobie. D’une œuvre à l’autre, les avatars de ce monstre se manifestent – créativité inversement proportionnée à la noirceur des maux – à travers la richesse des techniques auxquelles recourt l’artiste : les sérigraphies de bières Gazelle ; les photocopies de billets de banque ; les nuages circulaires d’encre de Chine qui donnent corps aux personnages mais toujours menacent de s’évaporer ; l’évanescence de la peinture acrylique diluée dans l’eau donnant une nappe tantôt de jaune et tantôt de bleu-gris comme une fumée polluée. Chez Dieye, la matière plastique dans toute son épaisseur se fait outil de dénonciation d’une société où règne la loi du plus fort.
Pris entre deux forces antagonistes, oscillation binaire entre le noir et de blanc des œuvres, le territoire de l’exposition s’étend comme un no man’s land, une zone grise dans laquelle chacun de nous est acteur et responsable du sens. Serigne Ibrahima Dieye nous pousse ainsi à réfléchir au rôle que nous avons dans la construction du monde, à notre part de responsabilité individuelle, tout en faisant du geste créatif un acte privilégié de résilience face à l’abîme.