Les cinémas que documente Cheikh Ndiaye sont des dispositifs spéculaires – cette architecture est à la fois projection de la modernité africaine et son miroir. Les bâtiments, souvent marqués par le style international, constituaient une rupture radicale avec le style colonial, une tabula rasa, un départ vers l’avenir. Même si leur état de dégradation actuelle fait penser à une désillusion, le parti pris de Cheikh Ndiaye est de les présenter comme des habitus. Ainsi, il peint de petits ateliers qu’on peut voir le long des routes, des structures greffées à ces bâtiments – exemple Garage mécanique – des excroissances attenantes à une autre architecture. Dans ces zones entre l’intérieur et l’extérieur surgit à nouveau la vie des objets usés.
L’œuvre de Ndiaye ré-habi(li)te non seulement des interstices architecturales, mais aussi ceux entre la matérialité de la peinture et le concept, l’image et l’installation, l’anthropologie et l’art. Ses tableaux, par exemple, sont des étranges contenants, qui malgré leur réalisme apparent laissent le spectateur dans l’incertitude, comme si leur picturalité faisait référence à quelque chose dans la matière qui n’est pas immédiatement visible.
Ainsi l’installation Red Refresh oscille entre la bi-dimensionnalité de l’image (le spectateur est invité à lire les journaux sur les vitres de la voiture sans voir à l’intérieur) et la présence encombrante de cet objet. L’artiste y prend la posture des bricoleurs que l’on trouve dans ses peintures. La récupération des objets liée à une économie informelle apparaît chez Ndiaye comme une pratique positive, une sorte de réparation de la société. Alors que l’on casse des voitures pour manifester son mécontentement, Ndiaye les répare et les pare de journaux dont les titres évoquent des problématiques sociales, économiques ou politiques. Il fait sienne cette pratique du rafistolage des tôles froissées issue de l’informel et opère une sorte de rite de (ré)conciliation entre la cassure et la réparation, entre la blessure et le pansement, la manifestation et l’assomption.
Ndiaye porte un regard singulier à l’informel. Ce secteur n’est pas pour lui une simple pratique socio-économique de survie, mais la base de toute pratique artistique – c’est une défamiliarisation duchampienne au quotidien, une zone où l’art se suture à la vie. Cette activité est liée à une étrange survivance de l’objet ancien (voitures, moteurs), littéralement ramené à la vie, tiré de la zone létale. Les choses reviennent à leur plénitude matérielle et se projettent vers un nouvel imaginaire.
Cheikh Ndiaye regarde les choses d’une manière filmique. Il procède par la focalisation, le zoom (par exemple dans le tableau Aboussouan cinéma et son détail), mais aussi par le cadrage avec des hors champs pour les peintures Penc Mi Dakar ou Royal Abidjan Aboussouan. Certaines de ses peintures peuvent être regardées comme des plans-séquences avec plusieurs scènes cumulées. Les dispositifs entourant ses personnages rappellent des écrans qui ne présentent pas un film, mais un travail ordinaire. La vie ne se passe pas dans le cinéma, contenant fermé, mais autour de lui. Ainsi la projection ne sert pas à produire une illusion, mais à révéler quelque chose de trop réel. Il s’agit d’une construction systémique du regard, qui ne se réduit pas à la surface picturale lisse, mais se saisit de la dimension tactile et matérielle, observe des gestes des mains ouvrantes.
Ce cinéma du quotidien ainsi que le travail des bricoleurs réparant des choses et réhabilitant des interstices architecturales délabrées dessinent un nouveau paradigme important pour l’avenir de l’Afrique et du monde : une visitation informelle où (i)n(f)ormal visitation. C’est le paradigme du respect envers la matière et de la libération des énergies créatives qui se trouvent à l’intérieur de chacun d’entre nous.