A l’occasion de sa troisième exposition personnelle à la galerie Cécile Fakhoury et sa première en France, Serigne Ibrahima Dieye -figure montante de la scène artistique sénégalaise- présente « Jungle noire ». Dans ce nouvel opus, l’artiste continue, à l’instar de ses deux séries précédentes -Paraboles d’un règne sauvage et Métaphores ondulatoires-, à sonder les turpitudes et les maux qui agitent et déchirent nos sociétés contemporaines en pointant les mauvais comportements et les travers d’une humanité en perdition.
Violence, soif de pouvoir, mythes de gloire, crise des valeurs, injustice, corruption, inégalités, autant de problématiques sociales, économiques et politiques qu’il s’emploie à dénoncer avec véhémence au travers de son œuvre protéiforme. Articulée autour du medium pictural, sa pratique artistique procède d’une combinaison de supports et de techniques à la croisée de la peinture, du dessin et du collage qu’il n’hésite pas à étendre à d’autres formes telles que la sculpture et l’installation. Chaque œuvre est l’occasion d’investir un sujet que l’artiste tire d’une observation et d’une analyse, aussi lucide que critique, du monde qui l’entoure. C’est dans son environnement quotidien, dans la banlieue de Dakar où il vit et travaille, que Dieye puise notamment son inspiration.
Il s’empare aussi bien de l’actualité et de l’histoire de son pays que de celles des autres pays d’Afrique dont il condamne les méfaits et les exactions de tous ceux qui oppressent, affaiblissent, invisibilisent et tuent tel Moussa Dadis Camara, ancien président autoproclamé de la Guinée dont le procès des massacres des 157 civils du stade de Conakry 2009, constitue le point de départ de son nouveau corpus d’œuvres. L’artiste n’épargne personne et son constat est sans appel : « Je veux dénoncer cette société où règne la loi du plus fort, où chacun essaye de nuire à son prochain comme si nous étions dans la jungle ». Pour exprimer cette brutalité, pour montrer cette noirceur, il s’attache à explorer la nature humaine dans son animalité. « Dans un monde où la violence est partout, je me pose la question si nous sommes humain ou animal ». Alors, à la manière d’un fabuliste, Dieye invente des personnages hybrides, des créatures anthropomorphes qui forment un bestiaire fantastique où se croisent rapaces, prédateurs et autres monstres féroces. Même s’il se nourrit d’images, se documente et prend parfois des notes, il ne définit rien à l’avance et préfère transposer directement ses idées sur la toile ou le papier vierge, sans esquisse préparatoire. Sujets et figures se construisent simultanément sur le vif, au fil d’une geste animé par l’urgence de faire, de dire, de révéler.
Ses compositions aux formats variés dépeignent un monde chaotique, hostile, inquiétant où l’humanité dévoyée n’est plus que l’ombre d’elle-même, une armée de zombies masqués ou écorchés, de silhouettes menaçantes sans visage et sans nom dont les contours se diluent dans une accumulation de cercles au stylo-Bic devenue emblématique de sa touche. A travers ces allégories chocs dont la frontalité ne manque pas de nous heurter, il nous contraint à faire face à la réalité du monde pour nous exhorter à modifier notre conduite. Tel un objecteur de conscience, son adresse est claire, directe et sans détour, en témoignent au besoin les titres explicites qui accompagnent ses œuvres.
En tant qu’artiste dont il revendique la position privilégiée qui lui permet d’être vu et entendu, Serigne Ibrahima Dieye se sent investi d’une mission et entend faire œuvre utile pour que son message universel résonne avec force auprès de chacun. Se faire le porte-parole des sans voix pour changer la trajectoire du monde, l’enjeu est de taille mais l’espoir semble permis puisque l’Homme est perfectible. Plus que jamais, peindre est un acte de résistance, un engagement profond envers soi, envers l’autre, envers le monde.
Ludovic Delalande
Commissaire à la Fondation Louis Vuitton