Ange-Frédéric Koffi : la démarche, le sens et le mouvement
Intitulée Territoire des perceptions – Sérénade des formes, la première exposition personnelle d’Ange-Frédéric Koffi à la galerie Cécile Fakhoury - Abidjan est un carrefour ou un angle d’ouverture pour mieux choisir son chemin vers l’horizon dont on ne peut prévoir la profondeur. On pourrait y voir une synthèse du travail de l’artiste depuis 2015 et un prélude à ses expositions futures. La quête du chemin adéquat en vue de la place où habiter ne quitte pas le regard de l’artiste qui n’a nulle envie de se perdre dans un monde sans boussole.
Une quarantaine de photos, une série de sérigraphies et quelques objets composent l’exposition. Mais on se demande où est le dedans et où le dehors. Où passe-t-on le seuil de la salle d’exposition ? Où traverser la frontière ? L’espace semble continu. Le off fait partie du in, tant ce qui pourrait être considéré comme un seuil est aussi un élément de l’arrange- ment.
Citons quelques titres proposés en dioula, langue couramment parlée en Côte d’Ivoire.
Sira Ban Yôrô (Là où finit le chemin). Quand la voie passante se termine en impasse, la nature est toujours présente et l’arbre veille, de part et d’autre de la terre. L’eau relie et sépare un monde qui aurait pu être sans histoires. En réalité, un tel monde, sans fêlure, sans blessure, n’existe pas, puisque tout monde est d’abord histoire et multiplicité de récits, donc réceptacle d’imprévus. Les humains se heurtent aux impasses. Le ciel couvre l’horizon pour mieux séparer l’espace lointain, inatteignable.
Kabakrou 2 (La pierre). Ici, l’élément liquide s’étend à perte de vue, à l’horizontale. Mais d’où vient donc cette roche inattendue posée comme une œuvre d’art ou un problème insoluble au milieu d’une étendue d’eau qui ne lui ressemble pas ? La nature est étonnement et questionnement, même recomposée par un regard d’artiste. Cependant, cette photo ne raconte-telle pas, à sa manière, la représentation de l’œuf du monde, source de toute vie, dans de nombreuses cultures ? A la fois aride mais paisible, l’œuf de pierre baigne dans un liquide qui le nourrit à chaque instant.
Yiri Yéleenman (L’arbre lumineux). Cette photo semble être emblématique de ce travail qui compose et recompose à partir d’expériences vécues, afin de mieux esquisser des propositions artistiques pour narrer qui nous sommes. Quelles histoires, petites ou grandes, nous habitent ? Quelles expériences nous partageons, dans l’intervalle entre la vie et la mort ? A propos de cette photo, le photographe me raconte une belle histoire. Au moment où, angoissé à l’idée de perdre son grand-père et conscient de la fragilité de toute chose, cet arbre éclairé par une lumière artificielle lui est apparu, en pleine ville, entre voitures et immeubles, comme le symbole de la vie qui résiste.
Ainsi, cette quête artistique nous fait signe à chaque pas, afin que nous ne perdions pas le fil d’Ariane, celui du temps, même si le voyage prévu peut aboutir à une impasse, comme dans un labyrinthe, comme près de la mer, la voie sans issue que les migrants connaissent si bien.
Mais le fil, en un autre sens, comme matériau de tissage, permet de créer le tissu du monde, dans lequel chaque artiste rêve de trouver sa place. Parce que le monde est d’abord tissage, entrelacement de fils divers, il n’y a pas d’art sans reprise inlassable de ce tissu – à la fois symbolique et réel – recréé en mots, en matériaux tangibles, audibles, visibles, en couleurs. L’artiste cherche des fils ayant la bonne tonalité ou le coloris adéquat, le rapprochement inédit avec un autre fil afin de construire son monde et d’y trouver son chemin. Or chaque fil est entouré de ses forces et faiblesses, de ses énergies positives ou négatives qu’il faut pouvoir reconnaître. Ainsi, photographier c’est d’abord repérer non pas du déjà vu, mais plutôt ce qui pourrait donner du sens à l’inattendu.
Attentif aux détails des choses et des êtres, Ange-Frédéric Koffi capte les énergies positives. Il perçoit les obstacles dans ce monde où nous tombons, à la dérive sur un sol sans espoir. Sur la photo intitulée Azimut, la terre rougeâtre se dénude peu à peu, visible sous quelques arbres qui résistent encore à la violence des intempéries et à l’impact des activités humaines. Végétation verdoyante on ne sait pour combien de temps, sur un sol aride qui s’étend jusqu’à l’horizon inatteignable qui guide toute marche.
Cependant, tout espoir n’est pas perdu. Avant de disparaître, une feuille morte n’a pas encore dit son dernier mot. En réalité, elle ne meurt pas. Elle se métamorphose, elle revêt une autre apparence. D’autres aventures l’attendent. Même échouée en pleine ville, à la merci de tous les vents, après la perte de la couleur verte qui la caractérise, il lui reste encore l’énergie nécessaire pour se parer d’un jaune lumineux qui lui redonne une dernière beauté.
Le photographe propose des points de rencontres entre la terre, la pierre, l’eau et le ciel ou entre l’arbre et la lumière, tout en composant ses motifs – ville, maison, nature – comme des morceaux de musique, pour faire signe aux humains qui coha- bitent avec l’ensemble des vivants. Son regard perçoit une multiplicité de détails qui dessinent son monde. Il capte des instants fugaces. Il rapproche des éléments isolés pour en faire un ensemble cohérent. Il s’adresse aux vivants qui veulent bien parta- ger un bout de chemin en sa compagnie...
Tanella Boni
Poète, Philosophe, Professeure