Mariam Abouzid Souali, Stardust : nous sommes des poussières d’étoiles
Avec l’exposition Stardust, l’artiste peintre Mariam Abouzid Souali aborde un nouveau cycle – mais sans doute pas le dernier – dans une plus vaste réflexion sur la place de l’individu dans la mondialisation. Une place durement et chèrement négociée pour le citoyen du Sud global qui s’incarne souvent dans ses peintures imposantes, nous donnant à nous mesurer avec de nombreuses figures (jeux de mains, jeux de regards) mais aussi avec un espace multi-perspectif, dans lequel se forment ses fresques sociétales (entendre dans cette appellation aussi bien la connotation utopiste et politique que la vertu particulière de représenter et de parler à l’homme/la femme du peuple).
Mariam Abouzid Souali est née à Targuist (14 000 habitants) qui se situe au cœur du Rif, dans la partie occidentale de la province de Al-Hoceïma, à l’ombre des plus grandes villes comme Tanger ou Tétouan où elle a non seulement étudié (Institut national des Beaux-arts) et garde encore aujourd’hui un atelier. Pendant le protectorat espagnol Targuist eut un rôle primordial dans la guerre du Rif, en tant que deuxième bureau (après Ajdir) de l'armée de résistance de Abdelkrim El Khattabi, où ce dernier s'est consitué prisonnier aux Français en 1926. Mais surtout une ville extrêmement jeune, à l'image du pays dont a un quart de population à moins de 15 ans ; et qui gardent des cicatrices propres aux flux migratoires clandestins vers la France et l'Espagne.
La figure de l’enfant (voire de l’adolescent) qui peuple presque toutes les œuvres de Abouzid Souali prend également une nouvelle dimension dans ses dernières productions et pour l’exposition Stardust. L’enfant prend généralement le double masque de l’innocence et de la connaissance (celui/celle qui erre et cherche à savoir dans le même mouvement). Non pas la connaissance établie ou encyclopédique mais les voies de l’intuition et du devenir, l’expérience pure et dénuée d’intérêts incarnée par l’incorruptible enfant. Comme les anges dans la peinture de la Renaissance italienne, les enfants dépeints par Abouzid Souali n’ont pas de fonctions assignées mais peuvent prendre des rôles (l’orateur, le musicien, le miséricordieux...) et surtout arrivent à porter leur regard indiscret là où tout le monde ne va pas (ils errent plus ou moins sans but, tantôt concentrés sur un jeu, tantôt livrés à eux-mêmes).
Or l’exposition Stardust et les peintures présentées font de cet enfant un athlète de haut niveau, capable de surmonter des montagnes et de tutoyer les étoiles ; pour ne pas dire des super-héros, là où, justement, les premières peintures de Abouzid Souali nous montraient plutôt des anti-héros ou des enfants avec des jouets. Les rameurs, les footballers, les corps déliés dans l’apesanteur et dévoués à se surpasser dans le saut en hauteur, en longueur et la course de haie, sont projetés, au pic de leur effort physique, comme dans un vortex mêlant la terre, la mer et le ciel. Plus exactement entre le monde industrialisé et le monde astral. D’un côté, là où circulent les immenses porte-conteneurs et cargos, où peuvent s’ériger des infrastructures électriques, minières, gazières, etc. Ces conteneurs qui représentent d’ordinaire la face invisible des flux de marchandises de l’économie néolibérale, que la peintre décide de remettre au cœur du récit et du dispositif visuel : elle peut les agencer avec le paysage et les personnages, les utiliser comme bordure, effet de cadre, fenêtre ou encore élément perturbateur entre la deuxième et la troisième dimension. L’omniprésence de ces conteneurs multicolores est à la hauteur des efforts du système capitaliste pour nous les cacher en temps normal, avant que plusieurs photographes documentaire de renom s’emparent du sujet dès les années 1980 (citons notamment le photographe et artiste conceptuel Allan Sekula). De l’autre côté du spectre de lumière, la voie lactée, peuplée de planètes et de constellations qui font de nous des êtres microscopiques à l’échelle de l’univers, mais tout autant des créatures terrestres que astrales.
Nous sommes des « poussières d’étoiles » pour reprendre les mots démocratisés par Hubert Reeves dont les travaux célèbres et fréquentés par Abouzid Souali imposent, dès les années 1980, l’idée de notre lien indéfectible avec le système solaire. Car les étoiles, en mourant, relâchent des atomes dans l’espace dont la terre et ses habitants sont constitués. Ancrés dans cette pensée cosmogonique, qui est poussée plus loin dans cette exposition mais a toujours existé dans le travail de l’artiste, les athlètes nous apparaissent autant comme des entités réalistes que des chimères dessinées entre les points de constellations mouvantes. La dimension par conséquent mythologique (quasi divine) de ces enfants qui les relie à des thèmes astraux et aux forces du cosmos nous les donne à voir de façon héroïque, telles des figures à la conquête de l’espace... alors que les rémanences de paysages industriels et autres infrastructures fantômes post-pétrole instillent leur lot d’inquiétudes écologiques, vis-à-vis des hommes/femmes comme des sols – sans oublier les rapports d’exploitation économique et humaine.
Toujours prises entre deux feux ou extrémités de nos existences fragmentées (pour ne pas dire atomisées), les figures d’athlètes représentées par Mariam Abouzid Souali évoluent ainsi sur une double route (selon une « double conscience » pour reprendre les termes de Paul Gilroy). Elles sont autant guidées par la lumière libératrice des étoiles (la référence aux athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos sur le podium des Jeux olympiques de Mexico, 1968 et l’image mythique de leur poing levé en signe de lutte contre le racisme) que par le « trou noir » des dérèglements climatiques et autres ciels insondables. On peut également, à partir de cette ombre ou nébuleuse noire qui menace d’engloutir le corps du sportif, faire le parallèle avec une source littéraire importante pour Mariam Abouzid Souali : W ou le souvenir d’enfance (1975) de George Perec. La double trame du roman (fictive et autobiographique) en passe notamment par la création d’une île utopique où les habitants sont soumis à des prouesses et épreuves de plus en plus déshumanisantes et aliénantes. L’art de la rupture et de l’ellipse propre à Perec (c’est-à-dire autant un travail d’écrivain que de monteur) fait passer le lecteur de l’utopie à la dystopie presque sans que ce dernier le réalise. D’ailleurs, les peintures de Abouzid Souali se construisent elles aussi par découpes, sauts et ellipses pour nous inviter à des perspectives et points de vue multiples mais toujours travaillés par une faille fondamentale. Cette même faille spatio-temporelle dans laquelle ses athlètes semblent (consciemment ou inconsciemment) prêts à s’engouffrer.
Les réminiscences du scénario perecquien dans la fiction contemporaine peuvent se retrouver jusque dans des programmes à succès telles que Squid Games ; la série sud-coréenne survivaliste dans laquelle des personnes en difficulté économique sont soumises à des jeux d’enfants dans lesquels ils risquent leur vie – où l’horreur et l’abjection se voient en général normalisés par le « jeu » de la fiction ou le jeu entre le faire semblant et le faire vrai. Or si les œuvres picturales de Abouzid Souali, qui dialoguent énormément avec la littérature, peuvent tout à fait entrer dans le champ de la fiction contemporaine, elles n’en partagent pas les travers d’esthétisation de l’horreur et de normalisation de la violence.
Les tableaux de Mariam Abouzid Souali dénoncent depuis presque une dizaine d’années, l’accélération inexorable des inégalités qui est au cœur du système capitaliste dit néolibéral et sa conséquence sans doute la plus dramatique, avec la crise migratoire. Cet autre trou noir de notre condition contemporaine, plongée dans une ère des catastrophes qui nous appellent à la résilience, à la solidarité voire à des stratégies « survivalistes », la peinture de Abouzid Souali en a donné, jusqu’à aujourd’hui, des témoignages picturaux saisissants. Autrement dit capables de saisir le tragique de l’histoire et d’honorer avec modestie les premières victimes du drame migratoire ; malgré et au travers du bombardement malsain d’images médiatiques de ce drame qui nous parviennent tous les jours. Saluer la mémoire de ces âmes reposant sans paix dans le cimetière de la Méditerranée qui continue tristement de s’agrandir, c’est aussi remettre en cause le mythe d’une citoyenneté mondiale qui reste largement utopique et bafouée avant même d’exister.
Vantée par les utopies tiers-mondistes et communistes des années 1960-1970, cultivée par des générations de poètes, écrivains peintres et photographes, et enfin récupérée et détournée par l’idéologie néolibérale qui en a fait un rêve de papier sans lendemain, le cosmopolitisme humaniste est menacé presque partout sur la planète. Il convient – comme nous y invitent les tableaux de Abouzid Souali – d’en faire le constat objectif et réaliste, sans tomber dans le catastrophisme outrancier. C’est aussi tout naturellement que cette vertu éthique de la peinture à exorciser la part maudite de l’humanité a évolué chez l’artiste de manière à intégrer les problématiques écologiques (pollution, sécheresse, urbanisation sauvage...) ; nous rappelant ainsi qu’il n’y a plus de séparation viable entre lutte pour les droits humains et lutte pour les droits de la planète elle-même. Les peintures de Abouzid Souali clament haut et fort la souffrance (mais aussi la dignité) des nouveaux damnés de la terre qui font face non seulement à la cruauté des rapports de domination économique mais également aux « soulèvements de la terre ». L’artiste appartient à ce titre à une génération que l’on pourrait qualifier d’éco-politique.
Telle est la direction vers laquelle Mariam Abouzid Souali semble destinée : dans un impressionnant autoportrait intitulé Equilibrium/Autofiction (2023), elle se montre dans un paysage insulaire (propice aux souvenirs d’enfance), arpentant les rochers sur la pointe des pieds et arborant une balance, symbole universel de la justice. Difficile de ne pas penser à la gravure Melancolia (1514) de Albrecht Dürer, avec l’ange qui s’abandonne au milieu des rochers et des instruments de géométrie – qui ne lui suffisent pas à mesurer le monde. En se jouant subtilement des codes de la représentation à la Renaissance (entre sciences du cosmos, mathématiques et mythologie) ou encore de la peinture romantique, Abouzid Souali s’éloigne de la mélancolie et opte plutôt pour la dérive et l’équilibrisme ; faisant de son propre corps un instrument de mesure et d’échelle entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
Nombreux sont les philosophes et penseurs de renom qui essayèrent, durant les années 1990 – en épilogue à un 20e siècle pétri de catastrophes humanitaires – de contrer la fatalité du déséquilibre planétaire et des inégalités Nord-Sud ; c’est-à-dire, au-delà des fractures économiques, de recréer une communauté de destins, retrouver du lien, fluidifier les frontières. On pense notamment au Traité du Tout-Monde (1997) d’Édouard Glissant (et son corollaire de la créolisation), qui a justement essayé de surpasser le « chaos-monde » par la poétique de la Relation ; une prise de position en lien direct avec Félix Guattari et son texte Chaosmose (1992). Mais on pense également à Paul Gilroy et L’Atlantique noir : modernité et double conscience (1993) qui a permis de revitaliser les fondements d’une citoyenneté sans frontière, contre des critères de nationalité ou d’ethnicité, pour le développement et la préservation des cultures diasporiques ; un mode de pensée tout à fait adaptable à la Méditerranée de par l’ancienneté des échanges culturels qui l’irriguent.
Les tableaux étoilés de Mariam Abouzid Souali peuvent être considérés comme un héritage créatif et poétique découlant de cette ère philosophique altermondialiste, mais ayant aussi une valeur actuelle, active dans le présent, de vigie ou de sismographe des plaques qui s’entrechoquent d’une rive à l’autre de la Méditerranée ; et encore au-delà, à travers l’odyssée autant utopique que dystopique des rapports Nord-Sud.
Morad Montazami (directeur de Zamân Books & Curating)