JEMS KOKO BI
Mélancolie postcoloniale sous le signe du Colibri
Né de la Forêt, le graveur, sculpteur et performeur Koko Bi, tient pour partie son génie sensible de ses premiers babillements dans le bois, en écho au chant des oiseaux-témoins. Le natif du pays Gouro, dans le Centre-ouest, au cœur végétal de la Côte d’Ivoire, est dès la prime enfance familier des conceptions sociétales, spirituelles et formelles, d’une longue tradition de “tailleurs de bois” à des fins tant profanes que sacrées.
Préoccupé avant tout par l’élégance du mouvement, la finesse des courbes et la beauté de la représentation, les Maîtres Gouro ont légué au patrimoine, des masques et danses de renoms tels le Zaouli ou le Djé, lesquels agrémentent encore nos cérémonies festives, façonnent toujours notre imaginaire populaire.
De cet éthos culturel, mêlant la vénération pour le bois à la valorisation de l’épreuve de force, Koko Bi tire une esthétique dans l’entre-deux minimal de l’abstraction et de la figuration. Le rendu brut de sa coupe à la tronçonneuse, le travail de l’écorce, l’acuité des lignes, confèrent au bois une forme de nudité, un caractère singulièrement vivant, une volupté presque charnelle.
Pénétrer l’intimité lumineuse de son œuvre, nous la révèle à l’instar d’un des plus phosphorescents de ses prédécesseurs à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf (Joseph Beuys), porteuse d’interrogations, toutes à la fois anthropologiques, écologiques, éthiques, morales. Ses récits sont au total politiques, au sens le plus aigu de ce mot, c’est-à-dire tournés vers l’éveil de la Cité. Sculpter est dans sa perspective une thérapeutique, une façon de panser les plaies de l’univers. À la différence de Beuys, Koko Bi n’entend nullement réconcilier nature et culture, mais bien concilier une nature pluridimensionnelle avec elle-même.
Retour de mémoire.
Inspirée d’une de mes intuitions lors d’une causerie dans le paysage industrieux du Musée de la Ruhr à Essen, à l’approche du Cinquantenaire de l’indépendance de notre pays, et murie 13 années durant par l’artiste, l’installation “Soul Train” (2023), comporte trois blocs sculptés dans la région méridionale de la Mé. Cette création se structure autour de la machinerie coloniale (Le rail, le fusil, le symbole de la chicotte), de ses acteurs (Le Colon, son supplétif Indigène, et le Colonisé), ainsi que de l’impensé d’une industrie de la déshumanisation, de l’ensauvagement, de la barbarie.
Confronté au désastre de l’imposante scène d’arbres monumentaux, gisant dans des eaux marécageuses, le sculpteur s’inquiète auprès des autochtones, de l’identité des responsables du sacrilège, du cataclysme environnemental ambiant. Ses hôtes lui apprennent que le site fût une concession coloniale, laissée à l’abandon par un exploitant forestier français au tournant 1929 marqué par “la grande dépression”. Une crise spéculative et financière qui a ébranlé le système économique et fiduciaire postindustriel. Une crise monétaire du monde dollarisé, dont le krach boursier de Wall Street fut la manifestation la plus spectaculaire.
Ces Vestiges de la Mé, provoquent en Koko Bi un retour d’histoire de la domination et de sa logique d’extraction, une manière d’appel du bois dans des conditions de contraintes climatiques qui imposent le défi. Les deux espèces d’essence en présence, le Dabéma (Bois-piment), et le Badi, furent employées dans les corvées de construction à mains d’hommes, de traverses de ponts et de chemin de fer, les infrastructures qui servirent à la « mise en valeur du territoire », de fait l’exploitation de ses ressources.
Passé (re)composé.
La figure centrale de “Soul Train” est bien celle du “Colonisé”, passé à l’épreuve alchimique du feu purificateur. Sa robustesse musculeuse, la plénitude de sa volumétrie, contrastent avec le vide intérieur d’un vis-à-vis zombifié, qui ne semble tenir tel un spectre, que par la panoplie de l’autorité (Casque, arme létale, bottes). Il y a dans ce rapport du plein au vide, de l’horizontalité à la verticalité, une mise en abîme des considérations stylistiques de Brancusi sur la promenade du regard.
Aux prises à la masse, Koko Bi a désarticulé la morphologie du sujet, comme pour faire écho à une parabole écologique. L’homme démembré, serviteur souffrant, et l’écosystème forestier, sont les victimes émissaires d’une même violence aveugle. Son récit s’impose, avec la fluidité narrative des effets de bas- reliefs. Il y a par ailleurs, une similitude dans le tragique du corps mutilé et des troncs abattus. Le sculpteur métamorphose son matériau inanimé en force vitale régénérée. Le “Colonisé”, icône du travail forcé et de la culture obligatoire, fusionne avec le rail, l’instrument par excellence de sa torture. Il tient lieu d’ancêtre au sculpteur et nous renvoie aux origines paysannes du roman national de l’émancipation.
Aux prises à la masse, Koko Bi a désarticulé la morphologie du sujet, comme pour faire écho à une parabole écologique. L’homme démembré, serviteur souffrant, et l’écosystème forestier, sont les victimes émissaires d’une même violence aveugle. Son récit s’impose, avec la fluidité narrative des effets de bas- reliefs. Il y a par ailleurs, une similitude dans le tragique du corps mutilé et des troncs abattus. Le sculpteur métamorphose son matériau inanimé en force vitale régénérée. Le “Colonisé”, icône du travail forcé et de la culture obligatoire, fusionne avec le rail, l’instrument par excellence de sa torture. Il tient lieu d’ancêtre au sculpteur et nous renvoie aux origines paysannes du roman national de l’émancipation.
Histoire au présent.
Le “Colon” de Koko Bi diverge radicalement de la statuaire éponyme, un courant promu sous l’empire, devenu au fil du temps le maître-étalon de l’artisanat touristique. Ce personnage acéphale incarne l’allégorie de la conquête, des dispositifs de pouvoir : les auxiliaires de commandement ; la cohorte des chefs collaborationnistes, des interprètes, des gardes de Cercles ; la brimade sous toutes ses formes et latitudes. Il équivaut dans le lexique plastique du sculpteur au totem de la chaise, autant que le train se substitue à la barque, l’exode migratoire à l’économie de traite agricole.
Koko Bi fait ressurgir après-coup “Les prédateurs” (2022), une œuvre de témoignage présentée dans le pavillon de la Côte d’Ivoire, pays invité de la 14e Biennale d’art contemporain en Afrique de Dak’art. La ronde des six personnages souligne par contraste, le continuum géographique et historique du travail du négatif de la tyrannie, comme pour signifier que les pratiques héritées de la colonisation se rejouent invariablement sous nos yeux.
Tel un démiurge, l’artiste fait émerger des eaux “Hommage à toi”, une énigmatique main florale, une note de tendresse. Cette célébration de l’outil du planteur, un geste propitiatoire, une presque rose, nous rappelle par-delà les âmes blessées, la poésie de la forêt.
Ainsi de l’étreinte sans fin des amants fusionnels jusqu’à la gémellité, portés aux cimes par la magie de l’amour (“Ton pied mon pied”, 2023), ou d’une embarcation à la ligne élancée du géomètre (“ Ndjolefen”, 2023). Ndjolefen ? Un mot en langue Wolof qui signifie : ensemble pour résister. C’est le nom donné à un village-urbain multiculturel de Saint-Louis du Sénégal, une invitation à l’Unité du Continent pour faire solidairement bloc contre la destruction coloniale...
Franck Hermann Ekra
Critique d’art, curateur indépendant
Critique d’art, curateur indépendant