Le goût de la mangue
Dans l’un de ses essais les plus connus et les plus fascinants, A propos d’amour (1), l’écrivaine américaine bell hooks explique qu’aimer est un verbe d’action. En quête d’une définition de l’amour, elle reprend celle du psychanalyste Erich Fromm qui le définit comme « la volonté de s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui. ». L’amour n’est donc pas qu’un sentiment, c’est un choix et un acte volontaire. Il se matérialise par la création d’un environnement bienveillant, respectueux et honnête. Plus qu’en simple harmonie esthétique, les personnages peints par Rachel Marsil semblent communier avec profondeur, qu’il s’agisse de couples, d’amis ou de sœurs vêtues comme des jumelles. Et le fruit de l’amour prend ici l’aspect d’une mangue, dont on ne sait pas s’il s’agit du fruit défendu tant les femmes qui s’en saisissent hésitent à en goûter la saveur, préférant le garder comme un objet précieux.
Pour cette première exposition personnelle à Abidjan, Rachel Marsil plonge la galerie dans un monde de végétation luxuriante où les fruits poussent en abondance et où la mer paraît toute proche. L’artiste s’essaie d’ailleurs aux peintures de baigneuses, à la manière de Paul Gauguin ou d’Emile Bernard. Les visages paisibles, et à première vue identiques, posent un regard interrogateur sur le spectateur qui s’y attarde et nous renvoient à nos propres émotions. Mais si ces visages semblaient en apparence le reflet d’une grande sérénité, ils sont en réalité empreints par endroits de solitude, de doute ou de mélancolie. On aurait aussi bien du mal à les dater tant les signes manquent pour en deviner l’époque. Certaines toiles adoptent une esthétique proche des photographies de studio Ouest-Africains des années 1960, dont l’artiste s’inspire autant dans les poses que dans les tenues. Mais Rachel Marsil prend aussi ses distances avec le portrait et les scènes d’intimité en proposant des œuvres qui tendent vers une première forme d’abstraction, notamment par la représentation de mangues sur des fonds géométriques faits d’arabesques et de courbes. Ces œuvres peuvent évoquer les motifs des tissus batik, dont le savoir-faire se retrouve à Grand-Bassam, et sont un rappel à la formation première de l’artiste en design textile..
En résidence artistique à Grand-Bassam depuis le mois de mars, Rachel Marsil traverse chaque jour de grandes allées bordées de manguiers, probablement dans les pas des femmes venues d’Abidjan pour exiger la libération des responsables politiques détenus par les autorités coloniales en 1949. Ce n’est donc pas un hasard si les femmes peintes par l’artiste se tiennent droites, dans une posture assurée de défiance et de fierté. C’est aussi dans l’atelier d’un bronzier de la ville de Grand-Bassam qu’elle poursuit son travail de sculpture débuté à l’automne 2023 à l’occasion de la biennale de sculpture de Ouagadougou. Elle présente ainsi une nouvelle série de sculptures en bronze et en bois, représentant des fruits tenant délicatement en équilibre. Ces arbres fruitiers apparaissent alors comme des allégories de la longue et parfois délicate croissance de l’amour telle que décrite par bell hooks.
Aby Gaye
(1) bell hooks, All About Love: New Visions, Harper Collins, 2000, traduit en français aux Editions Divergences, A propos d’amour : Nouvelles Visions, 2022.