La Galerie Cécile Fakhoury – Dakar a le plaisir de présenter l’exposition collective Cour intérieure, regroupant les travaux des artistes Elladj Lincy Deloumeaux, Rachel Marsil et Kassou Seydou.
 
L’entrée dans un espace d’exposition peut se comparer au passage du seuil d’un monde nouveau. La traversée est sensible, silencieuse, parfois même solitaire. Le corps ralentit et les sens, en alerte, sont prêts à accueillir les propositions artistiques qui, bientôt, se dévoileront à eux. Plongés temporairement dans cet espace, les regardeurs sont invités à participer à la création qui émerge de la mise en commun de tous les acteurs : œuvres, artistes, dispositif scénographique, curateurs. « Ajoutez votre voix et enrichissez le dialogue ! », murmurent les œuvres, désormais indépendantes de la relation intime qui les reliait à leurs auteur·ice·s. « Joignez vos réflexions, lectures, souvenirs et émotions aux miens », suggèrent quant à eux les artistes. L’ensemble est guidé par le parcours proposé par le dispositif scénographique. L’expérience se déploie sur des plans multiples : subjectif, réflexif et sensoriel. Dans cette pièce où chacune et chacun sait son rôle, le public - multiple et un à la fois - devient le récipiendaire le plus actif de tous. C’est sa marche dans l’espace qui renforce l’interconnexion et le “faire-sens”. À la fois physique et mentale, cette déambulation fait naître une quasi-certitude : de cette situation de rencontre, « nous n’en sortons pas indemnes. » (1)
 
Des personnages absorbés par leur intériorité, des groupes humains, une femme allongée, un homme assis. Des regards fuyants, d’autres rivés. Un rassemblement familial, des vendeurs et vendeuses de marché, des fruits, des céramiques déposées, des assiettes, le ciel... Le dialogue - fécond - oscille entre la rêverie et un quotidien bien ancré. La palette de couleurs vives et les motifs récurrents de Rachel Marsil et Kassou Seydou insufflent une certaine cadence, que le nuancier pastel d’Elladj Lincy Deloumeaux vient tempérer. Il se dégage un langage commun, à double mouvement : une navigation entre un monde intime et privé, et un monde collectif et partagé - dans un va-et-vient constant. Un entre-deux émerge alors. C’est dans cet espace que surgit une rencontre. Au cœur de la cour intérieure qui se déploie sous nos yeux, l’extérieur fait irruption et l’espace - d’abord perçu comme polarisé - devient peu à peu le théâtre d’une réconciliation. Comme l’arbre à palabres au centre des cours africaines, des fruits et objets en céramique sont déposés au centre de l’exposition. La natte, symbole culturel ancestral, nous rappelle - à juste titre - que le moment de partage et de rassemblement qu’elle évoque permet de relier les récits personnels au Monde.
 
Elladj Lincy Deloumeaux poursuit sa recherche d’interconnexion entre une histoire personnelle et un monde pluriel. Les personnages - exclusivement masculins - représentés ici partagent une même posture introspective, d’où émerge une certaine mélancolie. Dans ces instants suspendus, l’errance de leurs regards interroge : oserait-on vraiment interrompre leurs pensées pour y déposer les nôtres ? Et bien que poliment invités au cœur de leur intimité, nous restons des observateurs discrets - courtoisement appelés, par exemple, à rester derrière des rideaux à peine entrouverts. Avec Elladj Lincy Deloumeaux, l’approche est d’abord contemplative. Et, au terme de la marche méditative amorcée par ses toiles, son travail sculptural se révèle, et s’installe. Pots de ciel (2024), fragments célestes que l’on pourrait croire extraits directement des tableaux, nous ramènent à l’ici et maintenant.
 
Rachel Marsil nous invite à poser un regard tendre sur ses figures féminines, aux traits analogues d’une toile à l’autre. Dans une grammaire qui lui est propre, l’artiste place le public face à ses personnages aux poses étudiées, familières, chères à son regard. Le geste pictural devient ici le miroir d’une histoire personnelle - longuement nourrie de récits familiaux partagés - entremêlée à celle, plus vaste, d’une collectivité. Dans ce corpus récent, un triptyque - Économie informelle (2025) - occupe le mur central, créant une articulation subtile entre les deux sphères mises en résonance dans l’espace d’exposition. Scène de marché, moment de partage ou recueillement entre femmes... À chacun d’y projeter son récit. Qu’importe l’interprétation : le passage est amorcé et la scène, elle, nous guide doucement du Je intime au Nous commun. Les fruits - en bois, bronze ou céramique- symboles de fertilité et d’abondance, opèrent la transition de la toile au volume. Et c’est précisément dans ce passage vers la tridimensionnalité que le lien collectif se resserre : quittant la surface pour s’ancrer dans le sol, les sculptures de Marsil deviennent offrande.
 
Chroniqueur attentif de la société sénégalaise depuis plusieurs décennies, Kassou Seydou se plaît à dépeindre avec constance des scènes du quotidien : réunions familiales ou communautaires, représentation de marchés ou encore travailleurs absorbés dans leurs tâches. Sa peinture explore les formes multiples de la collectivité tout en les ancrant dans des récits individuels — universels pourtant. Car c’est bien cette articulation entre l’intime et le commun que son œuvre tisse, toile après toile. Toutes partagent la présence constante de figures humaines : êtres en mouvement, en échange, au travail, en famille, ou au repos, dans lesquels chacun et chacune peut se projeter. Elles évoluent sur des fonds colorés et vibrants, animés par des motifs circulaires qui imposent leur propre rythme. Ces personnages semblent se fondre dans leurs décors, comme s’ils n’en étaient jamais vraiment dissociés. Que dit cette intrication sensible entre nous et ce qui nous entoure, entre l’espace que l’on habite et celui qui nous habite ? Au sein du dispositif scénographique, les œuvres de Kassou Seydou accueillent les visiteurs, puis referment la marche dans la dernière pièce, encadrant ainsi les peintures plus introspectives d’Elladj Lincy Deloumeaux et Rachel Marsil. 
 
Une troisième voie émerge entre l’intime et le collectif : celle forgée par le dispositif scénographique, qui s’érige comme un acteur à part entière de l’exposition. Une troisième voix aussi, celle du public, répondant à l’invitation à entrer dans l’univers sensible des artistes rassemblés au sein de cette Cour intérieure. Cour qui, dans un espace-temps limité, devient le lieu d’une contemplation partagée. L’expérience de la création s’y veut totale, partagée et tout à la fois solitaire. De cette cour, chacun et chacune tirera ses propres lectures, ses propres résonances et souvenirs ; s’y fraiera un chemin intérieur qui viendra s’unir, en filigrane, aux voix des auteur·ice·s, créant dans un accord discret, l’expérience d’un espace commun.
 
Rosy N. Noah

(1) Agnès Violeau, Pratiquer l’exposition – une écologie. Éditions Mix., 2024, 72 pp illustrées