La saison des pluies charge le ciel d’un gris opaque. La lumière se fait brumeuse, la zone praticable se rétrécit. À cette période, depuis son ouverture il y a près de quatre ans, la Galerie Cécile Fakhoury propose un projet qui rompt avec le rythme des expositions personnelles qui se déroulent le reste de l’année. Une fenêtre s’ouvre vers de nouveaux territoires artistiques à explorer pour le public.
L’exposition Lueurs noires réunit deux artistes qui ont en commun d’opérer par l’image. La photographie est le médium de reproduction, le médium par lequel la lumière imprime sa trace sur la pellicule et révèle la mémoire rétinienne. Dans leurs recherches, ils repensent les contours du langage visuel. François-Xavier Gbré documente et intervient dans le territoire urbain, ses photographies chargées de silences interrogent l’évolution ou la disparition d’une architecture marquée par l’histoire contemporaine et coloniale. Yo-Yo Gonthier, dans un travail protéiforme, questionne les multiples formes du rêve et l’état de nos liens au monde dans un lointain-proche qui dépasse la géographie.
Ils viennent tous deux de présenter leurs œuvres à l’ancien Palais de Justice à l’occasion de la 12e édition de la Biennale de Dakar. La galerie met en rapprochement leurs deux propositions dans une exposition qui leur est dédiée : l’installation Wo shi Feizhou/Je suis africain de François-Xavier Gbré et le film Une éclaircie, le rêve d’une acrobate de Yo-Yo Gonthier.
La surface de la galerie s’est parée de noir et de bleu sombre. Le lieu est habité par l’obscurité. Par endroits, la pénombre laisse ressurgir un éclat précis et subjuguant. Le corridor en prolongement de l’entrée débouche sur une lumière hypnotique émanant d’un tracé en lettres étrangères. Au devant, une zone de vides, dévoilant des traces graphiques et des éléments disposés, est éclairée avec parcimonie. En contrechamp on distingue de part et d’autre du passage deux boîtes noires dans lesquelles on entre en murmure. Ce dispositif éveille une part d’étrange et de fascination. Les contours lumineux, les deux zones confinées, les éléments retrouvés à même le sol en béton nous plongent dans un paysage hors-champ.
L’une des salles de projection présente les trois chapitres d’un film réalisé à l’occasion de la performance Le nuage qui parlait de Yo-Yo Gonthier en juillet 2015 à Abidjan. En immersion dans le mouvement des images et des sons, la mémoire s’active à retrouver par extraits l’expérience passée et à la restituer. Le projet de la performance a débuté à la galerie avec un groupe d’enfants pour un atelier de dessin, et avec des artistes ivoiriens venant de différentes disciplines. De cette table de recherche-atelier à une performance dans la ville, le projet ambulant a imprimé sa présence et ces films en témoignent. Le nuage parcourt des villes depuis sa création en 2013 en France. Sa présence, son passage enrichissent l’imaginaire collectif. Il porte en lui et diffuse l’empreinte des voyages et des rencontres.
Dans l’autre pièce noire, le film Une éclaircie, le rêve d’une acrobate tourné en Super8 balance entre inquiétude, accès au rêve et dépassement des réalités. Prenant pour sujet principal Le nuage qui parlait et pour héroïne une acrobate, la narration évolue sur des pistes glissant de la fiction et de l’illusion vers des sursauts de réveil à une réalité équivoque. Le traitement de l’image en grains, en accidents, transverse la fable que Yo-Yo Gonthier fait évoluer au fil de son expérience avec la créature de soie qu’il a réalisée. L’objet créé est une marionnette qu’il fait exister, en séquences dialoguées, en récits fictionnels, en images capturées et mises en scène. Le scénario de la catastrophe ou du succès que la bête de coton subira se dessine pour donner à voir plus de rêve et d’insaisissable. La rêverie est une réponse à une société factuelle qui tend à oublier les esprits magiques qui régissent une autre part du monde, le monde sensible. Une éclaircie, le rêve d’une acrobate parle de la détermination à s’accrocher aux rêves qui par nature s’échappent indéniablement. Ils nous permettent finalement d’accéder à la rencontre avec soi, de réveiller les peurs, les appréhender, les maîtriser pour voyager vers plus de liberté. L’éclaircie n’est qu’une impression visuelle fugitive, le signe du caché. C’est parce que le ciel est voilé que la lumière le fend.
Dans son installation, Wo shi Feizhou/Je suis africain François-Xavier Gbré investigue sur les traces de ce que la cité cherche à dissimuler. L’œuvre soulève les questions de changements urbains. Le néon retranscrit en idéogrammes chinois l’affirmation d’une identité complexe: Je suis africain. La lumière acérée se détache du fond bleu outremer, profond et iconique. En un éclair de revendication, les mots jouent sur la graphie en équilibre et leur sens imperceptible de prime abord. L’enseigne lumineuse rappelle le pendant commercial à vendre un consommable au moyen d’une accroche efficace. La phrase venue d’ailleurs fait écho au contexte de développement de projets immobiliers prolifiques menés par des entrepreneurs chinois en Afrique. Les éléments qui construisent de manière assonante l’installation émergent comme des balises. Il y a une table assez haute pour voir des maquettes qui ressemblent à des immeubles façonnant les lignes d’une ville. Il s’agit des mêmes lettres signifiant Je suis africain en forme de matrices à briques de ciment semblables à celles qui bâtissent hâtivement le nouvel habitat africain. Au mur, des photographies tirées sur la surface froide de l’aluminium laissent deviner un panneau-lexique de chantier avec des termes simples, spécifiques et probants du monde ouvrier, en chinois et en français. Les lumières artificielles et les interprétations libres du bâti que nous propose François-Xavier Gbré, font surgir l’idée du bouillonnement urbain et avec lui, l’effacement d’un monde ancien. Les formes de demain s’esquissent dans la pénombre.
Lueurs noires propose une expédition vers deux approches sensibles prenant leur source dans la réalité manifeste, le quotidien, la ville, la communauté. La rémanence de la lumière et des images transparaît comme l’évidence qui relie les terrains imaginaires de Yo-Yo Gonthier et François-Xavier Gbré.