Pour sa nouvelle exposition à Abidjan, le photographe François-Xavier Gbré poursuit une lecture de l’histoire du développement économique et urbain de la Côte d’Ivoire, recherche au long cours initiée au début des années 2010. Dans ce nouvel opus, le littoral, la forêt, la terre se mélangent à l’architecture, dans les strates de l’histoire mouvementée d’un pays qui fêtait récemment les soixante ans de son indépendance.
En introduction à ce nouveau chapitre du travail du photographe franco-ivoirien, l’installation Émergence, Abidjan, Côte d’Ivoire (2013-2020) est une étude visuelle des changements sociaux et politiques à travers le bâti, et offre une lecture poétique du territoire abidjanais. Déambulant dans la ville, l’artiste prélève des fragments, regarde l’ordinaire et questionne sa cohérence.
Dans le large corpus de photographies inédites que l’artiste dévoile dans l’exposition La Nage de l’Éléphant, la ville d’Abidjan tient encore et toujours une place symbolique, tant elle est la vitrine du pouvoir en place. Gbré sillonne et capture La Cité sous ses différentes facettes, dans ses moments de grâce, telle la vue du Plateau sous un rideau de pluie bleuté ; mais aussi au cœur d’événements graves à l’image de La Vierge aux gravats, documentée au lendemain des déguerpissements de 2015 à Adjouffou .
Nourrie par le déplacement, l’enquête du photographe marcheur crée la rencontre avec une nature hybride en mutation, dans une palette aux variations sensorielles subtiles, faite de terres rouges, fumées, ocres poudrés, coulés, écumes, corrosions, où les nuages d’orage épuisent le béton et ou le soleil assèche les tronçons de bois, dans une tension fondamentale entre l’homme et la nature. Ces phénomènes évolutifs se déploient dans l’image Strates où François-Xavier Gbré capture un millefeuille de matières, organisme où se mélangent béton, terre jaune et herbes vertes. L’Éclat, œuvre monumentale et quasi-fantastique, illustre l’évolution étrange des matériaux de construction modernes mis à l’épreuve du climat équatorial.
Comme partout dans le monde, le développement économique a entraîné une modification profonde de l’environnement naturel, dans une Côte d’Ivoire qui a été à la fois admirée et exploitée pour la richesse de ses ressources, la vitalité de sa faune et de sa flore. Un territoire (re)nommé non pas exactement d’après un animal, l’éléphant, mais d’après l’ivoire. Un paradoxe qu’évoque François-Xavier dans le titre de l’exposition La Nage de l’Éléphant, métaphore de la marche du pays, entre l’exploit, la maladresse ou même l’absurde.
Ce même éléphant si symbolique apparaît dans les archives photographiques méthodiquement présentées par François-Xavier Gbré en regard de sa recherche contemporaine. Dans l’exposition, François-Xavier présente l’Histoire non pas en chronologie mais en résonnances. A des dizaines d’années d’intervalles, des photographies actuelles et des archives se font écho, et l’enquête esquisse cycles et répétitions qui culminent dans une fresque monumentale intitulée La Grande Illusion, œuvre composite où se mélangent des extraits d’images datant, entre autres, de la période coloniale, des indépendances ou du miracle ivoirien. Parmi les tirages jaunis et autre matériel iconographique, chinés sur les étals de brocantes ou sur internet, apparaît la figure de Louis Normand et d’autres photographes de la même période comme Jean Carval. Actifs à Abidjan depuis les années 50, leurs photographies résonnent étrangement avec la propre recherche de François-Xavier Gbré dans leur désir de documenter des moments charnières de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Ces archives semblent préfigurer les bouleversements qui allaient façonner la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui.
Une grande partie du corpus photographique récent a été réalisé en période de pandémie, alors que l’artiste navigue parfois difficilement entre la lagune Ébrié et le marais Poitevin, ses deux ports d’attache. François-Xavier Gbré précise : "La photographie prend racine dans les épreuves de la vie. Douleurs et doutes se trouvent au centre du paysage. Des arbres mutilés ou les cicatrices du cœur, un bateau échoué ou la perte de liberté de mouvement, un mur de flammes dans une fumée noire ou l’anéantissement de toute vision positive du futur, un pont écroulé ou la difficulté de créer du lien." Cette ouverture intime et personnelle amplifie la force évocatrice de l’ensemble des œuvres présentées. Elle rapproche le spectateur du message de l’exposition à un moment où chacun est affecté par la marche des évènements en cours. En donnant un visage humain aux questions environnementales, François-Xavier Gbré rappelle que l’histoire collective est faite avant tout d’une multitude d’histoires personnelles.