La galerie Cécile Fakhoury a le plaisir de présenter la première exposition personnelle de l’artiste Binta Diaw au Sénégal, Toolu xeer.
C’est par un titre aux multiples évocations que l’artiste sénégalaise et italienne Binta Diaw nous invite à pénétrer dans l’exposition. Toolu xeer - [le champs de pierre] en wolof est un espace symbolique et littéral où l’artiste se saisit de la matière qui l’entoure pour faire monde. L’exposition s’inscrit dans un dialogue discret mais essentiel avec la thématique de la Biennale de Dakar, Ĩ Ndaffa / Forger. Ici, Binta Diaw forge nos perceptions par un jeu subtil de références à l’histoire du Sénégal et à l’histoire de l’art.
Au printemps 2021, éclatent à Dakar des émeutes populaires contestant ce que leurs leaders dénoncent comme des brimades portées à la liberté de la société civile. Couvre-feu lié à la pandémie, contrôle des communications whatsapp, modifications ambiguës de la législation : cette vague de protestations coûtera la vie à 13 personnes ; 13 âmes incarnées dans l’installation Strange Fruit (2022). Uneboule pèse, suspendue comme un pendule immobile qui sonne le glas du consensus. Sous l’égide verte jaune rouge étoilée vert, les pierres de la colère sont maintenues de force… Jusqu’à la rupture. En entrant dans le cube immaculé conçu par l’artiste, l’immersion est totale. À bien tendre l’oreille au-delà du silence policé de la galerie, on entendra alors résonner au loin les clameurs d’un chant de pierredont les projectiles des conflits futurs attendent, affûtés, leur heure. Une boule pèse, suspendue comme un pendu immobile qui sonne les notes de la chanson Strange Fruit de Billie Holiday, complainte jazz déchirante sur l’esclavage.
Dans la seconde salle, une autre plainte, belle et bien sonore cette fois se fait entendre. Avec une économie de moyens qui caractérise sa pratique et fait écho au courant du minimalisme et de l’arte povera, Binta Diaw nous transporte à un autre moment de l’histoire, celui dit du massacre de Thiaroye. En décembre 1944, les tirailleurs sénégalais sont de retour à la caserne de Thiaroye en proche banlieue de Dakar. L’insurrection gronde car ces soldats des colonies françaises n’ont pas reçu leur solde. Pour avoir contesté, ils sont assassinés par l’armée française dans des conditions encore aujourd’hui troubles. Où sont les dépouilles de ces hommes Morts par la France? 1/12/44 (2022) est un champ de terre où manquent les pierres des tombes. Un champ fertile pourtant où poussent les graines des aliments d’ici, mil et maïs. Entrer dans la salle au son des noms des absents, marcher sur le sol revient à se confronter à l’histoire et ses vides ; mais aussi à porter la responsabilité des écritures de nouveaux récits.
Les transferts sur tissu, accrochées au mur comme les pages d’un livre dispersées sont composées d’images d’archives que Binta Diaw a puisé dans les réserves du Musée des Forces Armées de Dakar. Les comptes-rendus des audiences du procès de Thiaroye, les termes alors employés de l’époque et chargés des restes d’idéologie, y côtoient des images d’archives dans une composition évanescente. La lecture et la compréhension se méritent, l’effort de l’œil doit être à la hauteur de la complexité de l’histoire.
Alors, dans le pilon de bois de terere, (2022), les silences de celle-ci, cette histoire trop souvent racontée par d’autres que soi, sont pilés avec une rage redevenue silencieuse dans le clair-obscur de la salle. L’installation est un théâtre des mœurs où le rôle principal est au féminin, porté aux nues et concassé. La vision de l’artiste est subtile, à l’équilibre des forces. Sans violence, elle pose une présence : celle du rôle des femmes dans l’histoire. Des robes sociales comme des avatars, le rouge de la guerrière et le bleu clair d’une douce nuit rassurante. Piler les graines du champ, piler les idées du monde, créer un espace pour qu’elles adviennent. Les tirailleurs sénégalais étaient accompagnés de leurs femmes qui assuraient le maintien du quotidien dans les campements. En 2021, les femmes de Dakar aussi ont protesté.
Toolu xeer est une exposition circulaire. Les installations immersives se répondent entre elles, se connectent, se complètent. Interrogeant des moments marquants de l’histoire du Sénégal, Binta Diaw nous invite à une réflexion poétique et sensible sur la définition de l’identité et les rôles politiques de l’individu dans la société à travers l’histoire.