Carl-Edouard Keïta, Glass Ceiling
Et si le plafond de verre était un fond noir acrylique ? Glass Ceiling, première exposition personnelle de Carl-Edouard Keïta à Paris, nous convie dans un théâtre d’ombres de couleurs et lignes oranges, bleues, rouges qui semblent émerger difficilement d’un fond noir vertigineux. Ici dans l’intimité de l’obscurité du tableau, se recomposent les rêves et succès éclairs oubliés d'afro- descendants de la fin du XIXème et début du XXème siècle entre la France et les Etats-Unis.
L’artiste engagé depuis ses débuts dans une recherche sur une Histoire noire de la modernité occidentale, rencontre ces destins oubliés en tombant sur des archives pour certaines aujourd’hui digitalisées, circulant ou plutôt surgissant dans le nébuleux espace d’internet et de ses réseaux sociaux. Au cours de cette exposition, Carl rend hommage plus particulièrement à ces figures de sportifs identifiés tels que Selika Lazevski, cavalière émérite de la Belle Époque à Paris ou encore Battling Siki, né Amadou Fall, boxeur sénégalais ayant fait carrière en Europe et aux Etats-Unis. Mais également à toutes ces vies noires anonymes que l’on pressent en découvrant les récits précédents.
De Selika, on ne connaît quasiment rien d’autre d’elle que cette série de portraits prise en 1891 à l’atelier Nadar, célèbre studio photographique de l’époque. Et pourtant réside dans ces images beaucoup plus qu’une biographie écrite. Carl-Edouard retient la volonté de cette jeune femme de se mettre en scène à la fois digne, triomphante, belle, noire. Dans ces portraits qu’il réinterprète, elle y confie son désir de vivre de sa passion, sa capacité à pouvoir exceller dans un domaine jusqu’à il y a peu encore réservé aux hommes.
A l’intersection du genre et de la race, Selika à sa manière a brisé plusieurs plafonds de verre dans cette société française de la fin du XIXème siècle à la fois post-esclavagiste et en pleine entreprise de conquête coloniale. Elle est, et incarne l’irruption troublante d’une identité noire de France. Et l’artiste la ré-imagine ici non pas isolée dans son exceptionnalité, mais en compagnie de paires, d’autres sœurs noires écuyères. Comment créaient-elles des espaces de sororité, de soutien, et de validité de leur existence ? Carl-Edouard Keïta nous invite à entrevoir les potentielles formes sociales de ces “vies rebelles pleines de belles expérimentations” comme dirait la théoricienne Saidiya Hartman.
Battling Siki, que l’on retrouve également dans cette exposition, a quant à lui eu une vie beaucoup plus documentée. En remportant en 1922 un combat contre le champion français de l’époque, il a brisé un plafond de verre, mais loin de la reconnaissance attendue de son exploit, il sera alors l’objet d’un acharnement médiatique déshumanisant. Car en devenant champion, en vainquant la France, le boxeur sénégalais, sujet colonial remettait en cause du même coup l’ordre colonial. Carl-Edouard questionne les limites de ces plafonds de verre brisés à des échelles de vies humaines échappant à la grande Histoire écrite par la suite.
Ici le plafond de verre n’est pas transparent, il est noir, acrylique, duquel émergent non sans contrainte des lignes, que l’artiste déconstruit et recompose, dans une sorte de frénésie graphique qui traduit la conflictualité de ces aspirations de l’être noir à rêver dans des sociétés modernes occidentales elles-mêmes paradoxales. A la fois fabrique de la démocratie et de ses promesses d’égalité et d’universalisme, mais également de l’esclavagisme et du colonialisme, projets politiques par essence inégalitaires. Ces contradictions, cette dualité, l’être noir doit vivre avec, et en résulte cette expérience spécifique de ce qu’au début du XXème siècle W.E.B Du Bois, sociologue africain-américain, décrit comme l’expérience de la double-conscience.
Si l’on admet que Carl-Edouard est formellement en conversation avec le cubisme, en matière de recherche de la fragmentation de l’espace et de sa représentation, alors il faut préciser qu’il réinscrit la préoccupation des cubistes dans cette expérience précise de la modernité noire en Occident. Une modernité de la double conscience et de la ligne de couleur (“ color line”) à surmonter, expression également formulée par W.E.B Du Bois comme une métaphore de ce racisme qui structure la société, et annoncé déjà alors par le sociologue comme un problème contemporain majeur.
Mais ce fond noir n’est en réalité pas que la limite ou un plafond. Il recèle ici dans sa noirceur, le bruit d’autres espaces de liberté et de créativité, ceux de la nuit, des cabarets et autres clubs. Battling Siki en était friand et son corps sera retrouvé mort, assassiné à la sortie d’un club d’un quartier mal famé de New York. Dans cette série de tableaux, le boxeur est presque un danseur – du ring à l’espace scénique, il n’y a en réalité qu’un pas. Ce rapprochement permet à Carl- Edouard d’envisager ces figures de sportifs à l’aune plus large de la question du corps noir au sein de dispositifs de spectacle où il devient objet de consommation exotique du regard blanc. A la suite de Bal Noir, son exposition personnelle à Dakar (2021), l’artiste continue d’explorer ces lieux nocturnes comme site d’émergence des modernités artistiques et la contribution active bien que négligée d’afrodescendants à ces espaces.
Dans le théâtre d’ombres de Carl-Edouard Keïta, les écuyères se retrouvent la nuit tombée autour d’un verre tandis que d’autres créatures anonymes, élégantes, posent seules au bar, indépendantes. Dans ces lieux nocturnes plein d’artifices, chacun se réinvente et performe les limites de son identité. Il propose ce faisant un imaginaire où les identités sont multiples, et insaisissables, où le plafond de verre est en réalité à peine une catégorie en mesure de saisir la complexité et la splendeur de ces constellations de vies.
Amandine Nana, commissaire d’expositions, poète et fondatrice de
« Transplantation Project »