« C’est le feu d’un volcan qui doit absolument se faire jour, parce qu’il est dans son organisation une nécessité absolue de briller, d’éclairer, d’étonner le monde ».
Théodore Géricault
Les corps peints de Dalila Dalléas Bouzar sont porteurs de mémoire. La toile écrue est une première peau qui permet d’atteindre d’autres dimensions mémorielles.
L’exposition présentée à la Galerie Cécile Fakhoury déroule une compilation de mémoires puisées, lointaines et malaxées où les chairs prédominent. Ici, des portraits solitaires, là, d’imposantes fresques. Dans chaque image, un feu sacré crépite. Des nuées de couleurs ou prismes chromatiques cristallisent l’étrange : un langage symbolique apparaît. Quels sont les reflets qui émanent du cristal ? Quelles sonorités enfouies résonnent en ce coquillage tigré ? Que signifient ces visages peints, barrés par les couleurs vives ?
L’artiste opère une mise en abyme : comme dans ses performances où elle arbore une position combative, la peinture devient une seconde peau et catalyse la lutte. Les drapés et les tentacules entourent des corps majestueux. Ils irradient d’une puissante énergie, comme dans les broderies de la série Coeur pur, où le fil doré enlace un velours noir qui accueille des êtres victorieux, forces surnaturelles chevauchant une licorne entourée d’arcs-en-ciel. Les peintures révèlent une gestuelle commune ; tour à tour, leurs personnages nous défient, nous dévisagent ou nous fixent intensément. Devant un paysage vallonné, une petite fille masquée s’avance vers nous, ses doigts enserrent une épée. Les corps sont dressés, physiques. En filigrane, le mouvement de la peintre s’empare de la toile.
Ailleurs, un autoportrait présente le visage obstrué de l’artiste ; un cœur semble l’aider à respirer. Cette évocation organique rappelle les premières aspirations de Dalila Dalléas Bouzar qui se consacrait à la biologie, avant d’étudier à l’École des Beaux-arts de Paris. Nourrie par la structure de la peinture classique, elle entame un dialogue avec les Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix. Artiste et femme algérienne, elle entend forger de nouveaux symboles qui vont agir sur ce qu’elle nomme les "territoires de pouvoir". L’un des grands tableaux réinvente la composition : si les personnages des Femmes d’Alger sont transfigurés, les attitudes subsistent. La peinture permet à l'artiste de revenir aux sources de la représentation en agissant sur le passé à l’aide de motifs contemporains. L’accumulation de détails sature la toile. On reconnaît la perspective. Les couches de lumière traversent la narration picturale et créent une profondeur. Une large fenêtre nous transporte vers un ciel noir. En opposition à Delacroix qui enfermait ses modèles dans une atmosphère étouffée par les vapeurs de narguilé, le récit s’ouvre vers l’extérieur. Ici, la servante blanche est regardée par une femme noire. Les fantasmes orientalistes sont transcendés. Quasi dénuée de décor, la deuxième toile nous dévoile la sensualité de quatre corps lourds, affaissés après l’enlacement. Seul le drapé de Delacroix subsiste et entoure une atmosphère flottante où les corps sont en suspension. Leur féminité est exacerbée, trouble et ambivalente.
Une créature plus fantomatique habite les images. Dans une toile de la série des Baigneuses, on observe la chute d’un être léger, son passage est furtif. Il semble tomber du ciel outre-mer pour s’envoler. Sa présence chimérique, parfois en arrière-plan, ponctue d’autres images de la série My Life is a Miracle. Derrière l’artiste juchée sur un triangle, une apparition veille. Son regard spectral accompagne la peintre depuis longtemps. Dalila Dalléas Bouzar choisit de montrer ceux qu’elle nomme les "entités" pour la première fois. Atemporels, ni homme, ni femme, ils n’appartiennent à aucun champ de représentation défini. Les gouaches sur Canson noir dévoilent ces êtres totémiques gris et dorés, associés au ciel ou au feu. Ils sont entraînés par des ondes, des souffles. Relevant de l’intimité du trait de l’artiste, le dessin est plus libre et naïf.
Dalila Dalléas Bouzar opère aujourd’hui une synthèse entre dessin et peinture. Par la ré-interprétation d’un tableau majeur, l’artiste revient sur les pas de l’Histoire des représentations féminines. Elle s’émancipe des canons d’une peinture grandiloquente et conserve néanmoins la célébration des corps, la maîtrise des équilibres, la fraîcheur poétique d’un geste révolté.
Élise Girardot, août 2022
Critique d’art membre de l'AICA