Focus sur / Nouvelle mythologie #9, Sadikou Oukpedjo: Partez à la rencontre du travail d'un artiste à travers l'analyse d'une de ses œuvres

3 - 9 Avril 2020
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    Cette semaine, nous vous invitions à découvrir Nouvelle mythologie #9, une œuvre de Sadikou Oukpedjo, artiste togolais né en 1970 à Ketao. 

     

    Suzanne Vogel, en charge des éditions à la Galerie Cécile Fakhoury - Abidjan, nous propose une lecture personnelle de cette œuvre. 

     

     

    En savoir plus sur l'artiste
  • Silentium, c’est le titre que portait la seconde exposition personnelle de Sadikou Oukpedjo à la Galerie Cécile Fakhoury - Abidjan, de mars à mai 2019. Nouvelle Mythologie #9, au centre de la galerie, venait clore une série de toiles homonymes, aux couleurs intenses, créées par l'artiste au sein de son atelier à Bingerville, une commune située à la frontière est d’Abidjan. 

     

    L’œuvre, aux dimensions monumentales, s’inscrit dans le récit d’une nouvelle mythologie que Sadikou Oukpedjo entend rendre nécessaire face au constat de ‘l’échec de la Grèce’, comme il le dit lui-même. Les religions occidentales, fondées pour la plupart sur une distinction fondamentale entre l’homme et l’animal, auraient selon l'artiste échoué par les représentations qu’elles proposent du monde et de l’homme, à les rendre l’un pérenne et l’autre heureux. Elles auraient échoué à relier entre eux les vivants. Les peintures de l’exposition figurent cet échec et pour certaines, dont celle étudiée ici, amorcent un nouvel état des choses, du monde et de la nature humaine.

     

    Silentium, le silence. Celui que Sadikou dénonce, face aux absurdités de ce monde. Le seul possible, parfois, face à la cruauté humaine. Le silence lâche et le silence de recueillement. Le silence prêté aux animaux, inférieur à la parole humaine, au logos. Celui de ses figures, sans aucun doute, massives et flottantes à la fois, comme hypnotisées, spectrales et spectatrices d’elles-mêmes. À ce silence, Sadikou Oukpedjo oppose une interrogation. Il nous place face à un choix, et donc face à notre responsabilité. 

     

    La peinture incarnée de Sadikou Oukpedjo se dérobe à toute univocité, à ce qui va de soi. Ses formes, la profondeur de ses couleurs, la matière des pigments qu’il utilise, les stries, les tâches, les éclaircies et les ombres, les symboles désordonnés viennent troubler l’œil et détourner l’interprétation de l’attendu. Au-delà du simple constat, dépassant la critique, les toiles de Sadikou Oukpedjo interrogent. Car dans la mythologie à venir, la question de la nature humaine et de sa relation au vivant ne pourra pas être évacuée si rapidement. Les contradictions de l’humain ne pourront pascette fois-ciêtre dissimulées sous le lourd tapis d’une distinction factice entre animalité et humanité, entre barbarie et civilisation. La domination et l’exploitation de quelques-uns sur d’autres ne pourra pas se faire au nom d’une supériorité de nature. Au silence, Sadikou Oukpedjo oppose une interrogation, et un refus. 

     

     

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  • Au-delà de sa taille, Nouvelle mythologie #9 attire et retient l’attention par ses couleurs qui, si elles répondent en partie aux nuances des autres œuvres de la série – le bleu roi, le jaune, le rouge – s’en distinguent par la prééminence des couleurs pastel – blanc gris, couleur de linceul, rose pâle, vert d’eau –, comme estompées, qui laissent place à des jeux de transparence

     

    La construction de l’œuvre, également, marque par sa symétrie, avec deux silhouettes qui se font face, aux pôles gauche et droit de la toile. Les deux visages ont les yeux fermés, la tête penchée, les deux corps sont allongés dans la hauteur, les bras le long du corps. Pourtant, comme dans un miroir déformé, l’expression plastique de ces deux figures n’est pas la même. La silhouette humaine de gauche est diaphane, comme endormie. Elle semble faite d’air et convoque une impression d’apaisement, de légèreté, qu’elle soit en train d’apparaître ou de disparaître. Au contraire, la silhouette de droite est solidement incrustée dans la toile, affirmée par des couleurs fortes, du jaune, du noir. Son visage, tourmenté par des signes religieux, évoque cette fois-ci non plus tant le repos que la mort, l’absence de vie, ou tout du moins un silence intranquille, une culpabilité pesante.  

     

    De l’homme pur à l’homme corrompu, ou inversement – peut-être finalement le sens importe-t-il peu. La duplicité du sens de la lecture participe de l'intérêt de l'œuvre, à l’image de cette main immense, à l’arrière-plan de la toile, dont on ne sait si elle appelle au secours ou figure le désir de possession auto-destructeur de l’être humain. 

     

    Ces deux silhouettes sont accompagnées d’une troisième, à l’image d’une trinité païenne. On retrouve d’ailleurs cette composition triptyque dans les trois autres toiles monumentales de la série : Nouvelle mythologie #3Nouvelle mythologie #5 et New land.  Le personnage de gauche pourrait évoquer un état premier, pur, de naissance ou de renaissance. A l’inverse, celui de droite serait la métaphore de l’échec, de l’impuissance, du silence voire de la mort. La silhouette centrale introduit un nouveau jeu de miroir, non pas vertical mais horizontal. Cette figure immense et difforme, abritant dans son ventre-océan des poissons colorésfait face au reflet du grand poisson étendu sur toute la longueur au bas de la toile. Entre les deux, le fil rouge, fil de pêche, vecteur de mort. En croyant dominer une espèce qu’il suppose différente par nature, l’homme se fait le prédateur de lui-même. 

     

     

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  • Les personnages de Sadikou Oukpedjo, figures massives et flottantes à la fois, voient sans voir, lèvent les yeux au ciel....

    Les personnages de Sadikou Oukpedjo, figures massives et flottantes à la fois, voient sans voir, lèvent les yeux au ciel. Imploration ou lâcheté ? Mais qu’implorent-ils, là-haut ? Rien ne pourra les sauver qu’eux-mêmes. Les métamorphoses sépulcrales qui s’opèrent sous nos yeux témoignent de cette urgence à changer de modèle. Ces toiles remuent, inquiètent et troublent, annonciatrices d’un échec que nous nous étions, peut-être, refusés à admettre.

     

    Car la prise de conscience est violente. Ces trois figures, à la manière de la Sainte Trinité, ne sont en fait qu’une seule et même personne. Nouvelle mythologie #9, annonçant New land sur cette voie, ouvre la porte à un nouveau paradigme anthropologique. Au-delà de toute réduction, à l’encontre de toute simplification, l’œuvre suggère la coexistence intime en l’humain d’états contradictoires, unis peut-être par la seule aspiration possible, celle d'une existence digne. L’être humain est engagé dans une lutte au corps à corps avec sa double nature, une lutte sans vainqueur, devenue constitutive de son être, sa part animale représentant un point de chute autant que d’envol.  

     

    Entre délivrances et frustrations, Nouvelle mythologie #9 de Sadikou Oukpedjo révèle nos propres aspérités, notre éternelle duplicité ainsi que notre inévitable responsabilité.