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En savoir plus sur l'artiste
Cette semaine, nous vous invitions à découvrir Masquerade #3, une œuvre d'Aboudia, artiste ivoirien né en 1983 à Abidjan, Côte d'Ivoire.
Suzanne Vogel, en charge des éditions à la Galerie Cécile Fakhoury - Abidjan, nous propose une lecture personnelle de cette œuvre.
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Happée par deux globes oculaires, spirales tricolores, j’écarquille les yeux, par mimétisme. Œil pour œil. La toile Masquerade #3 d’Aboudia percute toute entière ma rétine, à la manière d’un flash de lumière, d’un éclair, d’un coup. Lentement, mes yeux éblouis se remettent de cette décharge et s’apaisent.
Prudemment, je me détache de ces yeux ronds, écarquillés pour me diriger vers des repères plus familiers. Je circule de visages en visages. Celui au centre bien sûr, qui me semble dévoré par ses yeux, et ceux qui appartiennent au collage du fond de la toile, dans la partie basse. Des sculptures traditionnelles, des visages de bois ou de bronze, de profil. Une silhouette soulignée par l’artiste, des yeux ronds encore, des cheveux hirsutes. Les cheveux qui se dressent sur la tête, le frisson d’une décharge. Décharge d’énergie ou paralysie ? Excitation ou effroi ?
Je ne parviens pas à choisir. La toile d’Aboudia me procure des sensations ambivalentes, a priori contraires. Si ces yeux grand ouvert sont ceux de la terreur, que signifient ces couleurs vives ? Du jaune, de l’orange, du bleu électrique, une touche de vert. Un rose framboise, un rose bonbon, un rose chair. Un rose sang, peut-être. Un malaise latent reste en moi, comme un dépôt, indélébile. La figure centrale elle aussi semble perplexe, partagée entre la stupeur et la vibration produite par le redoublement des traits de l’artiste au pastel gras. Le fond est fait d’un collage d’images, de feuilles, de papiers, glanés par l’artiste dans des magazines, des cahiers d’écolier, des manuels scolaires ou dans son atelier. Au-dessus de ce maillage de fond sont dessinés des sigles, des lettres, des flèches. Je cherche à saisir le sens de cette composition, l’histoire que racontent les images, la direction qu’indiquent les flèches. Mais peut-être tout ça n’est-il qu’une carte au trésor truquée, sans trésor à trouver. Après tout, les cauchemars n’en seraient pas s’ils avaient un sens.
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Aboudia paraît créer comme on explose. Ses gestes sont obsessionnels, son rythme cathartique. A la manière d’une litanie, l’artiste crée partout, tout le temps. Peu importe le support. Quelques heures avant le vernissage de son exposition Masquerade, à Dakar, dont cette toile faisait partie, il peint une nouvelle série d’œuvres, à même le sol, avec ces figures, de plus en plus seules sur la toile, reliées entre elles par ce même regard hypnotisé et cette même énergie à nue. La bouche également, qu’elle arbore un sourire figé, qu’elle soit obstruée ou qu’elle crie dans le vide, semble muette. Les yeux, dévorants, prennent le relais de la parole.
Comment la violence palpable des toiles d’Aboudia peut-elle à ce point être mêlée au sentiment d’une force vive, d’une force de vie ? Son œuvre est empreinte d’une violence enfantine, non pas au sens d’une violence atténuée mais d’une violence d’autant plus terrible qu’elle ne peut prendre aucun sens. L’enfance est ici signalée par les pages d’un manuel scolaire ou d’un cahier de vacances, dans la partie haute du fond de la toile. Un coloriage, des devinettes, des exercices. L’éducation est un espoir, elle promet un ailleurs, un futur différent, une génération nouvelle. Alors peut-être les images de statues traditionnelles représentent-elles un héritage, un passé. Parfois lourd à porter. Alors peut-être ces sigles cryptés sont-ils ceux d’un casse-tête, universel, celui de l’identité. Comme l’expriment ces doubles flèches, qui tentent de créer du lien sans indiquer d’issue. Où se situer ? Comment faire communiquer la densité d’un héritage avec l’espace nécessaire à toute création propre ?
Aboudia observe et peint. Il observe les gens qui l’entourent, souvent des jeunes, des ‘nouchis’ comme on dit à Abidjan, pour désigner une culture urbaine et un argot. Une jeunesse qui avance, qui fonce, tchoko-tchaka, quoiqu’il arrive. Mais cette vitalité n’est pas le signe d’un aveuglement. Elle est le signe d’une force, celle de composer avec le réel, d’une attitude, souvent démonstrative et loquace, d’un humour, noir parfois. La force de ceux à qui rien n’a été donné, qui doivent se saisir eux-mêmes de ce dont ils ont besoin et dire eux-mêmes leur vérité, faite de nuances et de contrastes. Celle d’Aboudia, à la voix timide et à l’attitude décontractée. D’une gravité désinvolte.
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Œuvres disponibles
Focus sur / Masquerade #3, Aboudia: Partez à la rencontre du travail d'un artiste à travers l'analyse d'une de ses œuvres
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